· Cité du Vatican ·

FEMMES EGLISE MONDE

Point théologique
Le récit évangélique de Luc comme manifeste de la catéchèse

Le modèle d’Emmaüs

 Il modello di Emmaus  DCM-007
01 juillet 2023

Et voici que, ce même jour, deux d’entre eux faisaient route vers un village du nom d’Emmaüs, distant de Jérusalem de soixante stades, et ils conversaient entre eux de tout ce qui était arrivé. Et il advint, comme ils conversaient et discutaient ensemble, que Jésus en personne s’approcha, et il faisait route avec eux ; mais leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître. Il leur dit : « Quels sont donc ces propos que vous échangez en marchant ? ». Et ils s’arrêtèrent, le visage sombre. Prenant la parole, l’un d’eux, nommé Cléophas, lui dit : « Tu es bien le seul habitant de Jérusalem à ignorer ce qui y est arrivé ces jours-ci ! » - « Quoi donc ? » leur dit-il. Ils lui dirent : « Ce qui concerne Jésus le Nazarénien, qui s’est montré un prophète puissant en œuvres et en paroles devant Dieu et devant tout le peuple, comment nos grands prêtres et nos chefs l’ont livré pour être condamné à mort et l’ont crucifié. Nous espérions, nous, que c’était lui qui allait délivrer Israël ; mais avec tout cela, voilà le troisième jour depuis que ces choses sont arrivées ! Quelques femmes qui sont des nôtres nous ont, il est vrai, stupéfiés. S’étant rendues de grand matin au tombeau et n’ayant pas trouvé son corps, elles sont revenues nous dire qu’elles ont même eu la vision d’anges qui le disent vivant. Quelques-uns des nôtres sont allés au tombeau et ont trouvé les choses tout comme les femmes avaient dit ; mais lui, ils ne l’ont pas vu ! ». Alors il leur dit : « O cœurs sans intelligence, lents à croire à tout ce qu’ont annoncé les Prophètes ! Ne fallait-il pas que le Christ endurât ces souffrances pour entrer dans sa gloire ? ».  Et, commençant par Moïse et parcourant tous les Prophètes, il leur interpréta dans toutes les Ecritures ce qui le concernait. Quand ils furent près du village où ils se rendaient, il fit semblant d’aller plus loin. Mais ils le pressèrent en disant : « Reste avec nous, car le soir tombe et le jour déjà touche à son terme ».  Il entra donc pour rester avec eux. Et il advint, comme il était à table avec eux, qu’il prit le pain, dit la bénédiction, puis le rompit et le leur donna. Leurs yeux s’ouvrirent et ils le reconnurent... mais il avait disparu de devant eux. Et ils se dirent l’un à l’autre : « Notre cœur n’était-il pas tout brûlant au-dedans de nous, quand il nous parlait en chemin, quand il nous expliquait les Ecritures ? ». A cette heure même, ils partirent et s’en retournèrent à Jérusalem. Ils trouvèrent réunis les Onze et leurs compagnons, qui dirent : « C’est bien vrai ! le Seigneur est ressuscité et il est apparu à Simon ! ». Et eux de raconter ce qui s’était passé en chemin, et comment ils l’avaient reconnu à la fraction du pain.

Luc 24, 13-35


La longue page de l’évangile de Luc relatant l’expérience des disciples d’Emmaüs (24,13-35) est paradigmatique. Elle ne raconte pas un épisode, mais propose un modèle. Avec le récit des deux disciples de Jésus, qui vivent le passage de l’expérience de la crucifixion et de la mort de leur maître à la foi en sa résurrection, Luc trace de façon décisive et définitive le manifeste de la catéchèse chrétienne et appelle à vivre avec persévérance les points cardinaux de la foi. La foi ecclésiale, tout d’abord, c’est-à-dire la foi pouvant être vécue et étant vécue comme une foi partagée et célébrée.

En effet, Luc écrit à un moment où l’attente de la « parousie » est devenue moins pressante. C’est le temps intermédiaire, entre la Résurrection et la seconde venue, où, progressivement, la vie des communautés se configure de plus en plus et où l’expérience de la sacramentalité devient de plus en plus déterminante : l’Esprit du Ressuscité donne un sens et surtout une efficacité aux paroles et aux gestes que les chrétiens accomplissent dans les rassemblements liturgiques. En somme, l’évangéliste vit à une époque où la célébration liturgique, en particulier celle de la fraction du pain, est devenue l’espace où la rencontre avec « celui qui est vivant » est possible, comme les anges l’avaient promis aux femmes au matin de Pâques (Lc 24, 5). On ne peut le comprendre que si l’on accepte d’entrer dans la logique du paradoxe, c’est-à-dire si l’on en arrive à dépasser ce que l’on voit, à voir ce que l’on ne voit pas. C’est la logique qui préside à l’expérience liturgique. Dans le récit lucanien, les principaux éléments de la prédication apostolique se déroulent comme les étapes d’un dévoilement progressif qui permet à deux disciples de Jésus « d’ajuster leurs yeux » pour qu’enfin, l’image de Jésus et celle du Ressuscité se superposent et coïncident.

On ne peut cependant pas oublier que, pour la tradition chrétienne, il ne peut y avoir de liturgie, c’est-à-dire de célébration d’une réalité, à savoir la présence du Ressuscité, à travers son expression symbolique, sans la contribution de la parole, une parole qui s’exprime dans toute sa versatilité, comme annonce, comme enseignement, comme prière de louange ou de demande. C’est pourquoi le lien entre la Bible et la liturgie est si étroit : les écrits du Nouveau Testament sont nés et ont été transmis dans le cadre des célébrations des premières Eglises chrétiennes et, aujourd’hui encore, après deux mille ans, il n’y a pas – ou peut-être mieux, il ne devrait pas y avoir – de rite authentiquement chrétien qui ne s’enracine dans la proclamation ou la lecture de cette Ecriture vénérée comme la Parole de Dieu. C’est pourquoi on ne peut que regretter de constater que la séparation entre les Eglises qui a lacéré l’unique Eglise du Christ au cours des siècles passe précisément par la rupture de ce lien originel entre la parole et le symbole, non plus réciproques mais opposés.

Pourtant, cette page de l’évangile de Luc est là pour rappeler à nos églises que le Ressuscité devient reconnaissable pour toutes les générations de disciples uniquement à travers l’expérience de la sacramentalité : l’Esprit du Ressuscité donne un sens et, surtout, une efficacité aux paroles et aux gestes que les chrétiens accomplissent lors des rassemblements liturgiques et permet ainsi de transformer l’absence du Jésus terrestre en une nouvelle forme de présence. Imaginaire, pour ceux qui ne croient pas, expérience d’une autre forme de réalité, pour ceux qui croient.

La polarité Parole-Eucharistie reçoit toute sa force du récit d’Emmaüs. Luc souligne avec force que, pour ne pas laisser le symbole à l’arbitraire et le condamner ainsi à l’insignifiance, la référence aux Ecritures doit porter sur « toutes » les Ecritures et être une référence « systématique », c’est-à-dire capable de les assumer à la fois dans leur diversité et dans leur historicité et de saisir leur tension commune vers l’accomplissement définitif, dans l’histoire du Messie, de l’intervention divine dans l’histoire humaine, la création ultime et définitive.

Ce n’est qu’ainsi que la foi pascale ne se réduit pas simplement à un débordement enthousiaste, ni à une expérience extatique, ni même à une réflexion philosophico-religieuse. D’autre part, ce n’est qu’ainsi, en revanche, que devient possible l’accès au mystère célébré dans le signe eucharistique, dans le geste du pain rompu et partagé. Car la connaissance du Dieu biblique brûle le cœur et ouvre les yeux (Luc 24, 32). Non pas dans un sens émotionnel ou sentimental. Aucune fulguration, mais la lente pédagogie qui conduit, lorsque la parole et le signe s’ouvrent enfin l’un à l’autre et que la puissance de la Parole rend le signe transparent, à reconnaître la présence de celui qui ne doit pas être cherché parmi les morts, parce qu’il est vivant. Après tout, pour les chrétiens, la liturgie est le lieu où l’on apprend les mots pour penser la résurrection et dire la résurrection. Et il ne s’agit pas d’une religiosité à forte connotation émotionnelle, cela demande la connaissance de toutes les Ecritures d’Israël, parce que ce n’est qu’à partir de Moïse et des Prophètes que l’on peut comprendre Jésus et son Evangile, et parce que seule l’Ecriture éduque à entrer dans la logique des signes comme dévoilement du Dieu qui se rend présent.

Luc sait bien que sans catéchèse biblique et sans célébration sacramentelle, le Ressuscité n’est autre que rêverie, imagination, illusion, et la foi chrétienne se résume à l’une des nombreuses formes d’abus de la crédulité populaire.

Marinella Perroni