«Hier soir, en lisant le chapitre cinquante du livre iii de l'Imitation du Christ — Qualiter homo desolatus se debet in manu Dei offerre — j'ai eu comme une révélation céleste sur la façon dont le Seigneur peut disposer de ma pauvre vie, pour ma sanctification finale et mon bonheur éternel. Je me tiens prêt à tout...». C'est ainsi que le dimanche 6 mai 1962, Jean xxiii écrit dans son journal, dans l'une des premières allusions montrant qu'il était conscient de la gravité de sa maladie.
«Mon travail pour l'allocution du dimanche 4 novembre est fatigant et lourd. Les maux d'estomac habituels sont tout à fait supportables avec un peu de patience. Et je les tolère avec amour, en souvenir de mes saints, et aussi de toute la bonne compagnie de mes défunts. C'est ainsi que je me familiarise peu à peu avec les âmes des défunts et que je commence une bonne domesticité avec elles», voici ce que déclare le Pape de Bergame le 1er novembre, un jour«morne et presque triste, sans soleil».
«Il n'y a pas grand-chose à espérer», avait confié le 30 octobre précédent le fidèle secrétaire monseigneur Loris Capovilla — qui deviendra plus tard cardinal et centenaire — au confesseur du Pape, Alfredo Cavagna, en ajoutant: «Le cardinal-secrétaire d'Etat Dell'Acqua, et vous, êtes au courant de cette situation à un moment très délicat de la vie de l'Eglise et — nous pouvons le dire — de l'Italie. Il n'y a rien d'autre à faire que de vivre au jour le jour».
«Je ne serais pas du tout surpris si, en septembre, nous n'avions plus Jean xxiii . Il a beaucoup de mal à parler et à faire semblant d'aller bien», écrit Mgr Hélder Câmara le 8 décembre 1962.
«O mon cher saint Bernardin, bien-aimé parmi mes saints. Avec la douceur de ton souvenir, tu m'as apporté une multitude de signes de la poursuite d'une grande douleur physique qui ne me quitte pas, et qui me fait réfléchir et souffrir beaucoup. Ce matin, pour la troisième fois, je me suis contenté de la Sainte Communion reçue au lit, au lieu de profiter de la célébration de la Sainte Messe. Patience: patience. Cependant, je ne pouvais pas renoncer à accueillir le cardinal Wyszynski à l'occasion de sa visite d'adieu [...]. Le reste de la journée couché avec plusieurs épisodes de fortes douleurs physiques. Je suis assisté, toujours avec une grande charité, par les membres de ma famille: le cardinal Cicognani, Mgr Capovilla, le frère Federico Belotti et les domestiques». Précédées de notes sur sa maladie, de transcriptions de psaumes ou de fragments du bréviaire, sujets de méditation dans la perspective de son adieu terrestre — et suivies de pages blanches — telles sont les dernières lignes du journal de Jean xxiii , à la date du 20 mai 1963, fête du grand prédicateur. Nombreuses les références à «de multiples épisodes de douleur aiguë», il était bien conscient de ce qui aurait pu survenir, et pourtant, jusqu'à la fin, le Pape n'eut cesse de faire des programmes pour l'avenir: le projet d'étudier le russe pour maintenir ouvert un dialogue direct avec Khrouchtchev — «le tsar moderne de Russie» — après la libération de l’archevêque métropolitain de l’Eglise gréco-catholique d’Ukraine Josyf Slipyj, le voyage à Montecassino prévu pour le 23 mai, son travail personnel pour le Concile, la poursuite de son engagement en faveur de la paix... Sans oublier que le même jour — le 20 mai — est la date de sa dernière lettre aux évêques. Faisant référence à la neuvaine de la Pentecôte, il y annonçait son intention de commencer une retraite spirituelle à la Tour Saint-Jean et rappelait aux prélats et au peuple chrétien la nécessaire préparation spirituelle, indiquée depuis longtemps comme un préalable indispensable à la célébration du Concile, placé sous le signe de l'Esprit Saint et invoqué pour hâter «dans la famille des croyants» son aboutissement: c'est-à-dire le «renouveau souhaité».
Donc pas de peur, pas de résignation. Loin de là. Il souligne l'abandon à Dieu qui avait toujours caractérisé sa vie, la confiance dans la prière, mais aussi l'émerveillement devant les consolations que lui réservait, dans les moments de faiblesse, son «frère corps». Le 9 octobre 1960, en visitant les Grottes du Vatican, il avait demandé qu'il soit déposé après sa mort dans l’emplacement «devant la tombe du Pape Pie xi », imaginant deux ans plus tard une autre destination: Saint-Jean-de-Latran, dans la «chapelle intérieure» du Vicariat. En tout cas: «Cum infirmor, tunc potens sum — ii Cor, 11. 29 — Veuille le Ciel que ces paroles soient l'indication de l'union de l'une de mes douleurs physiques ou morales avec le meilleur succès des fruits spirituels dans ce ministère qui est le mien, pour le bon succès de la cause de la Sainte Eglise en ce moment déjà plein de doutes», avait-il écrit quelques semaines plus tôt. Pour tenter une synthèse: attaché à la vie, mais «avec ses valises toujours prêtes», pour reprendre les mots répétés à l'archiatre pontifical Antonio Gasbarrini dans ses derniers jours.
Le 20 mai, le primat polonais lui avait dit: «Au revoir en septembre». Et le Pape Jean de répondre sereinement: «En septembre, vous trouverez moi ou bien un autre Pape. En un mois, vous savez bien, tout est fait: les funérailles de l'un et l'élévation de l'autre». Il en fut ainsi. Deux semaines au long desquelles le détachement fut perçu comme quelque chose qui ne concernait pas seulement les croyants. Le 21, bien qu'ayant renoncé à l'audience générale, il parvint au milieu des spasmes à se montrer à la fenêtre. Saluant les fidèles sur la place et évoquant l'Ascension imminente, il s'exclamait: «Dans l'exultation du Mont des Oliviers d'où le Sauveur est retourné vers le Père, courons à la suite du Seigneur qui s'élève». C'est ce qu'il s'apprêtait à faire.
Il est réapparu le lendemain pour la récitation du Regina Caeli et sa dernière bénédiction. Une participation chorale, débordante, mais posée. Pour la première fois, l'agonie d'un Pape est suivie par le monde entier. Une multitude d'yeux se concentrent sur la chambre au troisième étage du palais apostolique, où Jean xxiii s'apprête à prendre congé, tandis que ses yeux fixent le crucifix: «Ce lit est un autel, l'autel veut une victime: me voici prêt. J'offre ma vie pour l'Eglise, la continuation du Concile œcuménique, la paix du monde, l'union des chrétiens. Le secret de mon sacerdoce réside dans le crucifix que j'ai voulu placer devant mon lit, il me regarde et je lui parle... Ces bras grand ouverts disent qu'il est mort pour tous; personne n'est rejeté par son amour, par son pardon...». Ce sont les paroles de l'homme qui, même dans ses dernières heures, a gardé l'habitude de converser avec Jésus, novissima verba d'un prêtre, d'un évêque, d'un Souverain Pontife, qui a toujours vécu dans la présence attirante de Dieu, qui a aimé sa famille secundum sanguinem, mais qui était pleinement conscient d'appartenir à une seule famille aussi grande que le monde. Et qui le 31 mai demanda au secrétaire de l'aider à se préparer «à mourir, comme il convient à un évêque, à un Pape», tandis qu'au secrétaire d'Etat, qui lui rapportait que l'on priait pour lui dans le monde entier, il disait: «Si Dieu veut le sacrifice de la vie du Pape, que cela serve à implorer d'abondantes faveurs sur le Conseil œcuménique, la sainte Eglise, l'humanité qui aspire à la paix». Et il ajoutait — sans renoncer à l'espérance de ceux qui aiment la vie —: «Si, en revanche, il plaît à Dieu de prolonger ce service pontifical, que cela soit pour la sanctification de l'âme du Pape et de tous ceux qui travaillent et souffrent pour la croissance du Royaume de notre Seigneur».
En effet, c'est la participation à la construction du Royaume qui l'intéressait. Dans la certitude que «si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul; mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruit». Il eut cependant le temps de saluer ses proches, arrivés en avion avec le cardinal Giovanni Battista Montini, qui s'étaient précipités à son chevet. Et il eut le temps de préfigurer — dans les termes extrêmes recueillis par Mgr Capovilla — une nouvelle image de l'Eglise: «Aujourd'hui plus que jamais, certainement plus que dans les siècles passés, nous sommes destinés à servir l'homme en tant que tel et non pas seulement les catholiques; à défendre avant tout et partout les droits de la personne humaine et non pas seulement ceux de l'Eglise catholique». Et encore: «Ce n'est pas l'Evangile qui change, c'est nous qui commençons à mieux le comprendre».
Soixante ans nous séparent de cet adieu — le 3 juin 1963 — qui est en quelque sorte le sceau de toute son œuvre. Jean xxiii , après avoir reçu les sacrements, s'est éteint à 19h47 alors que, sur la place Saint-Pierre, la Messe d'agonie se terminait et que le célébrant prononçait les mots Ite missa est: soudain, la chambre du Pape plongée dans la pénombre s'illumina, cette fenêtre de la récitation de l'Angelus et le peuple, dans un silence impressionnant, comprit que le Pape avait franchi le seuil du Mystère.
Soixante ans et un souvenir indélébile qui a été transmis à travers plusieurs générations. Mais si une réflexion s'impose à cette occasion, c'est précisément celle qui consiste à vérifier le chemin parcouru, même si dans un contexte modifié, en suivant ses indications, quels processus ont été déclenchés... Il s'agit donc de voir quels témoignages l'Eglise a rendu, non pas à elle-même, mais à l'Evangile pendant tout ce temps; quels mots et quels gestes nouveaux a-t-elle utilisés pour dialoguer avec les femmes et les hommes d'aujourd'hui; dans quelle mesure l'esprit conciliaire imprègne nos actions dans une Eglise qui devrait être «riche en Jésus et pauvre en moyens; libre et libératrice», et dans une société où nous devrions «être au monde avec les autres sans nous sentir au-dessus des autres», contre toute tentation de «nous enfermer dans les espaces de nos conforts et de nos convictions», pour reprendre les mots du Pape François.
Précisément: une Eglise qui, au lieu de se montrer aux yeux du monde, devrait le servir; l'Eglise du tablier. L'Eglise en sortie. Ne s'engageant plus sous le signe de la conquête mais sous celui du service: y compris celui qui pour Jean xxiii était le «service pontifical»...
«Nous ne cesserons jamais de parler de lui. Lorsque nous devrons dire aux incrédules que Dieu dirige l'histoire humaine, nous parlerons de lui. Lorsque nous devrons donner un visage et un nom au renouveau chrétien en cours, nous parlerons de lui. Lorsque nous devrons justifier notre libre protestation contre les institutions oppressives, nous parlerons de lui. Mais nous ne pourrons jamais rendre pleinement comp-te du mystère joyeux de cette longue agonie qui fait jaillir de son châtiment je ne sais quel réconfort inépuisable pour le monde entier». Voici l'intuition que le scolope Ernesto Balducci avait eu la veille de la mort de Jean xxiii . Et le trappiste Thomas Merton notait le 1er juin 1963: «Le monde lui doit beaucoup pour sa simplicité. Il est douloureux que nous devions nous priver d'un homme comme lui. Il a fait tant de choses en quatre ans, ou quatre ans et demi, pour rappeler aux gens que la charité chrétienne n'est pas une histoire inventée». Les deux hommes avaient déjà compris les prémisses d'une «survie» qui, aujourd'hui encore, peut être perçue même dans son village natal, Sotto il Monte, un sanctuaire en plein air, destination de pèlerinages, et que l'on pouvait déjà imaginer en ouvrant — immédiatement après sa mort — son Journal de l'âme, le cahier spirituel qui l'avait accompagné tout au long de sa vie, publié ensuite par son fidèle secrétaire et contubernale, Loris Capovilla.
Il nous a souvent rappelé que le Pape, après avoir d'abord accepté sereinement la vieillesse — affrontée avec ses limites, mais sans pessimisme —, après nous avoir appris à vivre, nous avait aussi appris à mourir. Ou, mieux, à voir dans la mort «non pas l'heure des pleurs mais celle des retrouvailles finales pour la fête éternelle».
Marco Roncalli