· Cité du Vatican ·

La littérature comme «locus theologicus»

Comme une épine dans le cœur qui invite à se mettre en chemin

 Comme une épine dans le cœur qui invite à se mettre en chemin  FRA-022
01 juin 2023

Lors de son traditionnel salut après le Regina Cæli, dimanche matin, le Pape a avant tout rappelé le poète et romancier Alessandro Manzoni, dont a été commémoré le 22 mai le 150e anniversaire de la mort. En faisant l’éloge de son art littéraire, le Pape l’a rappelé comme le «chantre des victimes et des derniers» et a ensuite fait référence à l’histoire racontée dans son chef d’œuvre, le roman Les fiancés, qu’il apprécie beaucoup.

Au cours de ces dix années, François a souvent parlé des poètes, de l’art et de la littérature en particulier comme quand, par exemple, en revenant du voyage en Orient, il fit référence au «déficit de poésie» qui afflige les pays occidentaux. Pour ne pas parler de Dostoïevski, souvent cité, surtout sur le thème de la liberté, ou de Virgile et de Dante, auquel le Pape a voulu con-sacrer une lettre apostolique tout entière, Candor lucis aeternae.

Ces références constantes révèlent non seulement l’étendue des lectures de Jorge Mario Bergoglio, mais aussi la profondeur de sa vision de croyant et de pasteur; nous ne trouvons donc pas dans une zone marginale de sa vie d’homme de foi, mais dans son cœur. A ce propos, il est éclairant de lire l’article du père Antonio Spadaro paru sur le numéro du 4 mars de La Civiltà Cattolica sur La littérature dans la formation du Pape François, mais, encore plus, les paroles que le Pape a prononcées dans son discours samedi 27 mai lors du congrès de La Civiltà Cattolica avec la Georgetown University «L’esthétique globale de l’imagination catholique».

Au début de ce discours, après avoir cité précisément Dostoïevski, le Pape affirme que «les mots des écrivains m’ont aidé à me comprendre moi-même, le monde, mon peuple; mais aussi à approfondir le cœur humain, ma vie personnelle de foi, et même mon devoir pastoral, également à présent dans ce ministère. La parole littéraire est donc comme une épine dans le cœur qui pousse à la contemplation et te met en chemin. La poésie est ouverte, elle te projette d’un autre côté».

Une affirmation puissante: la poésie comme instrument d’approfondissement également pour sa propre foi. Toutefois, un instrument à manier avec soin, parce qu’il est «comme une épine dans le cœur». Rien d’idyllique, il ne s’agit pas d’une promenade parmi les fleurs, mais d’une expérience dramatique, voire abyssale. Cette épine ressemble, mais n’est pas identique à «l’épine dans la chair» dont parle saint Paul dans la deuxième lettre aux Corinthiens, qui mortifie et éloigne le risque de l’orgueil. Il y a assurément également un risque dans la littérature, si elle devient une fuite de la réalité, une aliénation frustrante qui conduit Mallarmé à soupirer dans la poésie Brise marine: «La chair est triste, hélas! et j’ai lu tous les livres». Mais cette épine est une épine qui ne mortifie pas, mais qui vivifie parce que, dit le Pape, elle pousse à la contemplation et au chemin. En passant (de façon un peu brusque) de Mallarmé à Ian Fleming, il vient à l’esprit un personnage dans un récit du célèbre agent 007 qui, ayant reçu une balle en plein cœur, n’est pas (encore) mort, même si le projectile continue de s’approcher de l’organe vital et cela a, comme effet collatéral, le «privilège» ambivalent de ne plus ressentir aucune douleur physique.

L’épine dans le cœur dont parle le Pape développe l’effet opposé: elle n’anesthésie pas, mais rend hypersensible. La parole littérale a cet effet: elle augmente (le mot «auteur» vient du verbe latin augeo: augmenter, faire croître) et fait croître l’expérience de vie du lecteur qui devient plus sensible, acquiert un regard plus ample, aigu et profond. L’artiste ressent «davantage» et en ressentant, il permet aux autres de ressentir. L’artiste est un instrument émetteur-récepteur: dès qu’il reçoit un «choc» (de douleur ou de joie) de la vie, il le remet en circulation, avec son timbre unique et irremplaçable, son style qui le distingue parmi mille autres artistes.

Ce rôle d’opposition à la tendance, aujourd’hui très forte, de rechercher des façons d’«anesthésier» fait du poète et de chaque artiste une figure fondamentale au sein du corps social. Parce que l’art secoue et réveille les consciences. Dans le discours à la Georgetown University, le Pape a expliqué que les artistes sont «la voix des inquiétudes humaines», ces inquiétudes qui finissent souvent «enfouies au plus profond du cœur». De ce point de vue, dit le Pape, «vous savez bien que l’inspiration artistique n’est pas seulement réconfortante, mais aussi inquiétante, car elle présente à la fois les belles réalités de la vie et celles qui sont tragiques», le devoir des artistes est donc d’être «créatifs, sans domestiquer vos inquiétudes et celles de l’humanité. J’ai peur de ce processus de domestication, car il ôte la créativité, il ôte la poésie. Avec la parole de la poésie, recueillir les désirs inquiets qui habitent le cœur de l’homme, afin qu’ils ne refroidissent pas et ne s’éteignent pas».

Le 21 novembre 2009, lors de la rencontre avec les artistes dans la chapelle Sixtine, Benoît xvi citait Platon pour qui «une fonction essentielle de la véritable beauté […] consiste à donner à l’homme une “secousse” salutaire, qui le fait sortir de lui-même, l’arrache à la résignation, au compromis avec le quotidien, le fait souffrir aussi, comme un dard qui blesse, mais précisément ain-si le “réveille”, en lui ouvrant à nouveau les yeux du cœur et de l’esprit, en lui mettant des ailes, en le poussant vers le haut. L’expression de Dostoïevski que je vais citer est sans aucun doute hardie et para-doxale, mais elle invite à réfléchir: “L’humanité peut vivre — dit-il — sans la science, elle peut vivre sans pain, mais il n’y a que sans la beauté qu’elle ne pourrait plus vivre, car il n’y aurait plus rien à faire au monde. Tout le secret est là, toute l’histoire est là”. Le peintre Georges Braque lui fait écho: “L’art est fait pour troubler, alors que la science rassure”. La beauté frappe, mais précisément ain-si elle rappelle l’homme à son destin ultime, elle le remet en marche, elle le remplit à nouveau d’espérance, elle lui donne le courage de vivre jusqu’au bout le don unique de l’existence. La recherche de la beauté dont je parle ne consiste bien évidemment en aucune fuite dans l’irrationnel ou dans le pur esthétisme».

L’inquiétude, le trouble que les artistes provoquent devient un travail fondamental parce que vital, au sens littéral, source de vie. Surtout pour le chrétien, qui trouve une aide dans le travail des poètes qui consiste, rappelle François, à «donner vie, donner corps, donner la parole à tout ce que l’être humain vit, ressent, rêve, souffre, en créant harmonie et beauté. C’est un travail évangélique qui nous aide à mieux comprendre Dieu aussi, comme grand poète de l’humanité. [...] Ne cessez jamais d’être originaux, créatifs. Ne perdez pas l’émerveillement d’être vivants!». Cette dernière exhortation, que le Pape a improvisée par deux fois, est presque identique à celle qu’écrit Chesterton dans son Autobiographie parue en 1937 un an après sa mort: «Ce fut mon premier problème, celui de conduire les hommes à comprendre la merveille et la splendeur d’être vivants». L’art comme antidote contre l’ennui et la tristesse est, ajoute François, «la mentalité du calcul et de l’uniformité; c’est un défi à notre imaginaire».

Antidote à la «prévisibilité», pourrait-on dire. Le poète argentin Borges comparait d’une certaine façon la philosophie et la poésie, toutes deux engendrées par l’émerveillement et observait que «notre existence est sans aucun doute un fait curieux. […] Le fait de s’émerveiller face à la vie peut être l’essence de la poésie. La poésie consiste à ressentir les choses comme étranges […]. L’unique différence est que dans le cas de la philosophie, la réponse est donnée de façon logique, tandis que pour la poésie, on utilise la métaphore». (andrea monda)

Andrea Monda