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Ce que les femmes
Tina Anselmi, ou une catholique qui aime la politique. Une femme qui ne craint pas le monde des hommes. C’est ainsi qu’au cours de la guerre de la Libération italienne, elle se rangea du côté des partisans, à 17 ans à peine elle fait la « stafetta » (relais) avec pour tâche d’assurer les liaisons entre les diverses brigades partisanes, au risque de sa vie. Et que, étant devenue syndicaliste dans une région arriérée et patronale comme la Vénétie, elle défend avec courage et abnégation les ouvrières, les plus pauvres et discriminées, dans un monde du travail sans protection ni droits.
Elle a été députée de la République quand les femmes au Parlement étaient très peu nombreuses et qu’il n’y avait certes pas les « quote rose » (quotas de femmes représentées ndt) pour les protéger.
Elle a réussi à occuper un rôle important dans le plus grand parti italien, la Démocratie chrétienne, qui a en son sein très peu de représentantes du deuxième sexe. Et elle est écoutée et appréciée par les nombreux hommes qui gèrent le pouvoir au sein du parti et dans le pays.
Tina Anselmi n’est pas une « féministe », mais dès sa jeunesse, elle prend pleinement conscience de toutes les limites de la politique masculine. « Avec ce que savaient les hommes, nous avons eu la guerre et le fascisme », répond-elle à qui insinue que la politique n’est pas une affaire de femmes.
C’est ainsi également qu’elle devient la première « ministre femme » dans une République qui, fondée dans la Constitution sur l’égalité entre les sexes, en 1976, après trente ans de vie, n’avait pas encore confié la direction d’un ministère à aucune représentante féminine. Elle y est parvenue.
Il arrive (et cela est véritablement rare) que la politique soit cohérente avec le syndicalisme et, en tant que « ministre du travail », (il n’y avait alors pas l’habitude d’utiliser le féminin pour les charges publiques) en Italie – où la parité salariale entre hommes et femmes est encore loin, où il est possible de licencier la femme qui se marie, et où la discrimination commence dans les salles de classe – elle promeut une loi sur l’égalité des chances. Et, l’année suivante, devenue ministre de la santé, la loi sur le service sanitaire national.
Tina Anselmi a été tout cela : une femme née en 1927 qui a fait l’histoire de la République italienne, pleine de courage, profondément croyante, qui toutefois façonna son activité politique sur le principe de la laïcité. En tant que ministre de la santé, en 1978, elle signa la Loi 194 sur l’interruption volontaire de la grossesse.
Et tout cela, et bien d’autres choses, est raconté dans le film qui lui est consacré, Una vita per la democrazia (Une vie pour la démocratie), proposée par la télévision italienne Rai 1, réalisé par Luciano Manuzzi, avec l’actrice Sarah Felberbaum dans le rôle de Tina.
Un film qui fait preuve d’attention, de soin, d’intérêt. Et d’une juste curiosité pour une femme qui renverse à elle seule les stéréotypes encore très présents dans les années 70 et qui le fait sans clameur et sans rébellions apparentes. Mais à travers l’action, la conviction, la détermination, et la certitude d’avoir raison.
Tina Anselmi a occupé des postes importants dans le gouvernement du pays et dans le parti qui était le pivot de ce gouvernement, dans les années où naissaient le féminisme, où les femmes envahissaient les rues et les places et demandaient la liberté et les droits. Le film ne nous dit pas (et c’est dommage) ce que pensait Tina de ces mouvements et de ces revendications. Mais nous savons qu’elle promut des lois sur l’instruction, sur le travail, et sur la santé qui l’aidèrent dans les faits. « Les lois doivent anticiper la société », disait-elle. Dans son travail, elles en accompagnent les changements. Et elles savent chercher des solutions.
Ce furent la nature concrète de la femme, la sensibilité de la catholique et l’habileté de la femme politique qui portèrent, après quatorze ans de débats épuisants, à la réforme de la santé. « La santé est la chose la plus importante qui existe, et elle devrait être égale pour tous », dit-elle, tout en combattant contre les bureaucraties et l’industrie pharmaceutique. Etoile polaire de cette bataille, qui fait aujourd’hui encore de notre pays l’un des meilleurs dans la gestion publique de la santé, est l’égalité. Le marché de la santé – répond-elle a qui lui demande raison de la réforme – est asymétrique, le malade est faible et l’industrie pharmaceutique très puissante. Cette asymétrie doit être éliminée avec le poids des décisions de l’Etat. Avec une loi qui promeut la santé comme bien publique essentiel.
Puis « la Tina », comme on continue affectueusement de l’appeler dans sa région de Vénétie, devient l’adversaire inflexible des pouvoirs occultes et préside la Commission P2, la Commission parlementaire d’enquête sur la loge maçonnique découverte en 1981 et considérée comme une association secrète et subversive. Encore une fois, l’unique femme face à des hommes qui ont construit dans le silence, dans le vide et aussi avec la complicité des institutions, les trames dangereuses qui conduisent à vider la démocratie. Tina découvre un monde occulte soutenu par un groupe de pouvoir. Et elle comprend que « la politique » n’est pas seulement ce en quoi elle avait cru. Les adversaires ne sont pas seulement ceux qu’elle voit au Parlement et dans les institutions, ils ne combattent pas à visage découvert. « La démocratie est la forme de gouvernement plus belle, mais également la plus difficile qui soit », conclut-elle.
Elle l’a toujours su, mais après la présidence de la commission sur la Loge P2, elle en est pleinement convaincue. C’est précisément pour cela qu’elle va de l’avant. Concrète, active, inflexible. Jusqu’à sa retraite, de nouveau à Castelfranco Veneto, pendant quelques temps encore députée, puis à partir de 1992, simple citoyenne.
Dans sa vie – et dans le film sur sa vie – la prière, la foi, la relation avec le transcendant semblent absents. Seule la scène d’une messe et un signe de la croix apparaissent. La jeune fille d’abord, puis la femme et la femme politique ensuite, évoluent toujours dans l’immanence, dans le réel, dans le service, dans le concret des choses à faire. Que ce soit les actions partisanes, les choix du parti ou les décisions pour le pays. Pourtant, « la femme politique Anselmi » était catholique, une catholique convaincue, et il n’est pas possible de comprendre la valeur et le sens de son existence sans en tenir compte. Sans enquêter sur le lien profond entre son identité de croyante, le fait d’être femme et son action politique. Sans voir ce qui apparaît à contrejour mais qui illumine toute une existence.
Au cours des quatre-vingt-neuf ans de sa vie – elle est morte en 2016 – ce lien ne s’est jamais dissolu. La foi n’a pas besoin d’être proclamée, elle se manifeste dans les œuvres et également dans celles du gouvernement. L’identité féminine imprègne toute son existence politique. Même sans le féminisme. Et l’expérience politique ne serait pas si riche et cohérente sans cette foi et cette identité. Tina Anselmi marche seule, femme dans le monde des hommes. Mais elle reste elle-même et réussit même à le changer. Sans doute ne peut-elle plus être un modèle, mais il n’est pas rhétorique de dire qu’aujourd’hui encore, le récit de sa vie enrichit. Et aide l’avenir.
Ritanna Armeni