«Il ne s’agit pas seulement d’initier des projets et des stratégies qui s’avèrent fructueux, qui recherchent l’efficacité, mais de vous pen-ser dans un processus constant et continu de conversion missionnaire». C’est ce qu’a dit le Pape François aux participants à la 22e assemblée générale de Caritas Internationalis, reçus en audience dans la salle Clémentine en fin de matinée du jeudi 11 mai, jour d’ouverture d’ouverture des travaux. «Construire de nouvelles voies de fraternité» est le thème qui a été approfondi au cours des six journées d’étude, jusqu’au mardi 16. Nous publions ci-dessous le discours remis par le Pape.
Chers frères et sœurs,
Je vous salue tous très cordialement, membres du Conseil représentatif et personnel de Caritas Internationalis. Je remercie l’administrateur Pier Francesco Pinelli pour les paroles qu’il m’a adressées.
Face aux horreurs et aux dévastations de la Seconde Guerre mondiale, le Vénérable Pie xii avait voulu montrer la sollicitude et la préoccupation de toute l’Eglise pour la famille humaine dans les nombreuses circonstances où la vie des hommes, des femmes, des enfants et des personnes âgées était menacée et entravée par les conflits de guerre qui faisaient rage, à travers la recherche d’un développement humain intégral. Animé d’un esprit prophétique, il s’était prononcé en faveur de la création d’un organisme qui soutienne, coordonne et accroisse la collaboration entre les organisations caritatives, déjà nombreuses, à travers lesquelles l’Eglise universelle annonce et témoigne, par des gestes et des paroles, de l’amour de Dieu et de la prédilection du Christ pour les pauvres, les derniers, les laissés-pour-compte.
Saint Jean-Paul ii a voulu mettre en évidence le lien étroit qui, dès le début, a uni Caritas Internationalis aux Pasteurs de l’Eglise et, en particulier, au Successeur de Pierre qui préside à la charité universelle.1 Il l’a fait tout particulièrement en rappelant la source de l’amour pour l’Eglise, le don par lequel le Christ s’est donné aux siens lors de la dernière Cène.
Nous ne devons jamais oublier qu’à l’origine de toute notre activité caritative et sociale se trouve le Christ qui «ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’au bout» (Jn 13, 1). Dans le sacrement de l’Eucharistie, signe de la présence vivante, réelle et permanente du Christ qui s’offre pour nous, qui aime en premier sans rien demander en retour, «le Seigneur vient à la rencontre de l’homme, créé à l’image et à la ressemblance de Dieu (cf. Gn 1, 27), en se faisant son compagnon de route».2
L’Eucharistie est pour l’homme. Elle est la nourriture et la boisson qui nous soutiennent dans notre voyage, qui nous rafraîchissent dans notre fatigue, qui nous relèvent de nos chutes, qui nous appellent à accepter librement le tout de Dieu pour nous et pour notre salut.
Face à ce grand et ineffable mystère, face au don inconditionnel et surabondant que le Christ a fait de lui-même par amour, nous restons étonnés et parfois bouleversés.
Comme les juifs qui ont senti leur cœur transpercé par les paroles de Pierre le jour de la Pentecôte, nous devons nous aussi nous demander: «Que pouvons-nous faire, frères?» (Ac 2, 37).
Nous pouvons entrer dans le mystère joyeux et grandiose de la «restitution», du souvenir reconnaissant et gratifiant qui nous fait rendre grâce à Dieu en choisissant de regarder notre frère qui souffre, qui a besoin de soins, qui a besoin de notre aide pour retrouver sa dignité de fils, racheté «non pas par des biens corruptibles, [...] mais par le sang précieux du Christ» (1 P 1, 18-19).
Nous pouvons répondre à l’amour que Dieu a pour nous en devenant le signe et l’instrument de cet amour pour les autres. Il n’y a pas de meilleure façon de montrer à Dieu que nous avons compris le sens de l’Eucharistie que de remettre aux autres ce que nous avons reçu. Voici une manière de comprendre le sens le plus authentique de la Tradition: lors-que, en réponse à l’amour du Christ, nous nous faisons don aux autres, nous annonçons la mort et la résurrection du Seigneur jusqu’à ce qu’il vienne (cf. 1 Co 11, 26).
Il est important de remonter à la source, à l’amour de Dieu pour nous, car l’identité de Caritas Internationalis dépend directement de la mission qu’elle a reçue. Ce qui la distingue des autres agences qui travaillent dans le domaine social, c’est sa vocation ecclésiale et ce qui spécifie au sein de l’Eglise son service par rapport aux nombreuses institutions et associations ecclésiales dédiées à la charité, c’est sa tâche d’assister et d’aider les évêques dans l’exercice de la charité pastorale, en communion avec le Siège apostolique et en harmonie avec le Magistère de l’Eglise. Je sais que vous travaillez sur le partenariat et la coopération fraternelle comme piliers fondamentaux de l’identité catholique de la Caritas: je vous remercie et vous encourage à continuer sur cette voie.
Pour vous encourager à poursuivre votre engagement au service de la charité, avec un cœur ouvert et une espérance renouvelée, je vous invite à relire attentivement l’exhortation post-synodale Amoris laetitia. En particulier, le quatrième chapitre, bien qu’il se réfère à la famille et à la vie conjugale, contient des indications qui peuvent être utiles pour orienter le travail qui vous attend à l’avenir et donner un nouvel élan à votre mission.
Ecrivant à la communauté des chrétiens de Corinthe, saint Paul affirme que la charité est le «chemin par excellence» (1 Co 12, 31) pour connaître Dieu et saisir l’essentiel de la vie chrétienne. Dans le célèbre Hymne à la charité, l’apôtre souligne que le manque de charité vide toute action de son contenu: la forme extérieure demeure, mais pas la réalité. Même les actions les plus extraordinaires, la générosité la plus héroïque, même le fait de distribuer tous ses biens pour les donner à ceux qui ont faim (cf. 1 Co 13, 3), ne valent rien sans la charité.
Sans la confession de la foi en Dieu le Père qui est le principe de tout bien, sans l’expérience de l’amitié avec le Christ qui a montré au monde le visage de l’amour trinitaire, sans la conduite de l’Esprit qui oriente l’histoire humaine vers la possession de la vie abondante (Jn 10, 10), il ne reste que l’apparence. Ce n’est plus le bien, mais seulement une apparence de bien.
Il serait alors facile de perdre de vue le but de la diaconie à laquelle nous sommes appelés: apporter la joie de l’Evangile, l’unité, la justice et la paix. Il serait facile de se laisser aller à ces logiques mondaines qui conduisent à s’égarer dans un activisme pragmatique et à se perdre dans les particularismes qui déchirent le corps ecclésial.
C’est la charité qui nous fait être. Lorsque nous accueillons l’amour de Dieu et l’amour en Lui, nous puisons dans la vérité de ce que nous sommes, en tant qu’individus et en tant qu’Eglise, et nous comprenons profondément le sens de notre existence. Nous comprenons non seulement l’importance de notre propre vie, mais aussi à quel point la vie des autres est précieuse. Nous percevons clairement que chaque vie est inaliénable et apparaît comme une merveille aux yeux de Dieu.
L’amour ouvre nos yeux, élargit notre regard, nous permet de reconnaître dans l’étranger que nous croisons sur notre chemin le visage d’un frère, avec un nom, une histoire, un drame auquel nous ne pouvons rester indifférents. A la lumière de l’amour de Dieu, la physionomie de l’autre sort de l’ombre, sort de l’insignifiance et acquiert de la valeur, de l’importance. Les besoins de notre prochain nous interrogent, nous dérangent, nous poussent au défi de la responsabilité. Et c’est toujours à la lumière de l’amour que nous trouvons la force et le courage de répondre au mal qui opprime les autres, de s’engager en y mettant notre visage, notre cœur, en retroussant nos manches. L’amour de Dieu nous fait sentir le poids de l’humanité de l’autre comme «un joug doux et un fardeau léger» (Mt 11, 30). Il nous incite à ressentir comme nôtres les blessures que nous voyons sur son corps et nous pousse à verser l’huile de la fraternité sur les blessures invisibles que nous lisons en filigrane dans l’âme de l’autre.
Tu veux savoir si un chrétien vit la charité?
Regarde alors s’il est prêt à aider volontiers, le sourire aux lèvres, sans rouspéter et sans se mettre en colère. La charité est patiente, écrit Paul, et la patience c’est la capacité de supporter des épreuves inattendues, les efforts quotidiens sans perdre la joie et la confiance en Dieu. Elle est le résultat d’un lent travail de l’esprit où l’on apprend à se maîtriser, à prendre conscience de ses limites.
C’est une manière de rentrer en soi-même d’où jaillit cette maturité relationnelle qui nous conduit à reconnaître «que l’autre aussi a le droit de vivre sur cette terre avec moi, tel qu’il est» (al, n. 92).
Sortir de l’autoréférentialité, du fait de considérer que nous sommes nous-mêmes le centre autour duquel tout tourne, au prix de plier les autres à nos désirs, ne nous demande pas seulement de contenir la tyrannie de l’égocentrisme, mais exige aussi l’attitude dynamique et créative de laisser émerger les qualités et les charismes d’autrui.
En ce sens, vivre la charité signifie être magnanime, bienveillant, reconnaître, par exemple, que pour travailler ensemble de manière constructive nous devons d’abord «donner de l’espace» à l’autre. Nous le faisons lorsque nous sommes ouverts au dialogue et à l’écoute, en acceptant avec souplesse des opinions différentes des nôtres, sans durcir nos positions mais en cherchant plutôt un point de rencontre, une voie de médiation.
Le chrétien qui vit plongé dans l’amour de Dieu ne nourrit pas de jalousie, car «dans l’amour, on ne peut pas se sentir mal à l’aise en raison du bien de l’autre» ( al, n. 95).
Il ne se vante pas et ne se gonfle pas, parce qu’il a le sens de la mesure et n’aime pas se placer au-dessus de son prochain, mais il s’approche de l’autre avec respect et bonté, avec douceur et tendresse en tenant compte de ses faiblesses. Il cultive l’humilité en lui-même, «parce que pour comprendre, excuser ou servir les autres avec le cœur, il est indispensable de guérir l’orgueil» ( al, n. 98).
Il ne cherche pas son intérêt, mais s’efforce de promouvoir le bien d’autrui et de le soutenir dans ses efforts pour y parvenir.
Il ne tient pas compte du mal reçu et ne propage pas, par des ragots, celui qui a été commis par d’autres, mais il confie tout à Dieu avec discrétion et en silence, sans donner lieu à des jugements.
L’amour couvre tout, dit Paul, non pas pour cacher la vérité dont le chrétien se réjouit toujours, mais pour distinguer le péché du pécheur, afin que l’un soit condamné et l’autre sauvé. L’amour pardonne tout afin que nous puissions tous trouver un réconfort dans l’étreinte miséricordieuse du Père et être revêtus de son pardon.
Paul conclut son «éloge de la charité» en affirmant que celle-ci, en tant qu’excellent chemin vers Dieu, est plus grande que la foi et l’espérance. Ce que dit l’Apôtre est profondément vrai. Si la foi et l’espérance sont des «dons provisoires», c’est-à-dire liés à notre condition viatique de pèlerins sur cette terre, la charité en revanche est un «don définitif», un gage et une anticipation des fins dernières, du Royaume de Dieu. C’est pourquoi tout le reste passera, mais la charité ne finira jamais. Le bien qui est fait au nom de Dieu est la bonne part de nous-mêmes qui ne sera pas annulée, qui ne sera pas perdue. Le jugement de Dieu sur l’histoire se fait sur l’aujourd’hui de l’amour, sur le discernement de ce que nous avons fait pour les autres en son nom.
Comme le promet Jésus, ce sera le gain de la vie éternelle: «Venez, les bénis de mon Père, recevez en héritage le Royaume préparé pour vous depuis la fondation du monde» (Mt 25, 34).
Caritas Internationalis a été conçue et voulue pour exprimer la communion ecclésiale, l’agapè intra-ecclésiale, pour en être un moyen et une manifestation, en servant de médiateur entre l’Eglise universelle et les Eglises particulières, en soutenant l’engagement de tout le Peuple de Dieu dans l’exercice de la charité.
Votre tâche est avant tout de co-opérer à l’ensemencement de l’Eglise universelle en annonçant l’Evangile par de bonnes œuvres. Il ne s’agit pas seulement d’initier des projets et des stratégies qui s’avèrent fructueux, qui recherchent l’efficacité, mais de vous penser dans un processus constant et continu de conversion missionnaire. Cela signifie montrer que l’Evangile est «une réponse aux attentes les plus profondes de la personne humaine: à sa dignité et à sa pleine réalisation dans la réciprocité, la communion et la fécondité» ( al, n. 201). Pour cette raison, il n’est pas secondaire de rappeler le lien intime entre le chemin de sainteté personnelle et la conversion missionnaire ecclésiale: ceux qui travaillent pour la Caritas sont appelés à témoigner de cet amour-là aux yeux du monde. Soyez des disciples missionnaires, suivez le Christ!
En second lieu, vous êtes appelés à accompagner les Eglises locales dans leur engagement actif en matière de charité pastorale. Veillez à former des personnes compétentes, capables de porter le message de l’Eglise dans la vie politique et sociale. Le défi d’un laïcat conscient et mûr est plus que jamais d’actualité, car sa présence s’étend à tous les domaines qui touchent directement la vie des pauvres. Ce sont les laïcs qui peuvent exprimer, avec une liberté créative, le cœur maternel de l’Eglise et sa sollicitude pour la justice sociale, en s’engageant dans la tâche ardue de changer les structures sociales injustes et de promouvoir le bonheur de la personne humaine.
Enfin, je vous recommande l’unité. Votre confédération est composée de nombreuses identités: vivez la diversité comme une richesse, la pluralité comme une ressource. Rivalisez d’estime les uns pour les autres, en laissant les conflits vous conduire à la confrontation, à la croissance, et non à la division.
J’invoque l’intercession de Marie, Mère de l’Eglise, et tout en vous demandant de prier pour moi, j’implore volontiers la bénédiction du Seigneur sur vous et sur tous ceux qui vous soutiennent dans votre travail.
1 Jean-Paul ii, Chirographie Pendant la Cène, 16 septembre 2004, n. 2.
2 Benoît xvi, Exhortation apostolique post-synodale Sacramentum caritatis, n. 2.