· Cité du Vatican ·

FEMMES EGLISE MONDE

Le point de théologie
Les paroles messianiques d'Isaïe, Jésus, les Jubilés. Et François

Libération et liberté

 Liberazione e libertà  DCM-005
06 mai 2023

On s'est longtemps demandé dans quelle mesure Jésus de Nazareth et le mouvement des disciples qui le suivaient s'opposaient à l'ordre constitué de manière semblable à celle d'autres groupes marginaux et subversifs de l'époque, qui représentaient l'une des réactions possibles à la situation d'injustice et de souffrance à laquelle le jeu d'alliances malsaines entre les groupes juifs dominants et les occupants romains condamnaient le peuple d'Israël. Dans son entourage proche se trouvaient peut-être, en effet, un ou plusieurs  “zélotes”, défenseurs de l'indépendance politique du Royaume de Juda, que les Romains considéraient comme des terroristes ou des criminels de droit commun.

Une scène de la comédie musicale Jesus Christ superstar a eu le mérite d'exprimer au mieux la question. Dans un dialogue imaginaire avec Jésus désormais en marche vers sa passion, Judas crie, avec douleur et colère, tout son désarroi parce qu'il passera à l'histoire comme un traître, alors qu'en  réalité c'est lui qui a été trahi. N'était-ce pas Jésus lui-même qui s'était présenté comme celui qui aurait réalisé les attentes messianiques, rendu à Israël la paix et la liberté, restauré finalement la justice? Et les Béatitudes n'avaient-elles pas laissé espérer que le Dieu du Royaume aurait finalement reconstitué le peuple dans la justice? Quand j'ai vu la comédie musicale dans sa version pour le cinéma, les spectateurs qui étaient dans la salle ont accompagné la fin du monologue déspespéré de Judas par un long applaudissement libérateur. Les Evangiles ne laisssent pas clairement apparaître si Jésus a entendu et vécu sa mission également comme un projet politique, mais il est également vrai qu'ils ont été écrits quand la foi dans le Christ Ressuscité était désormais en train de se diffuser comme un instance essentiellement religieuse.

Il ne fait cependant aucun doute que Jésus est mis à mort après avoir été accusé de subversion et que  sur sa croix trône une pancarte sur laquelle Pilate a écrit une sentence de mort qui est purement politique. Et ce n'est pas un hasard si toutes les fois qu'il intervient sur des questions à caractère  social, François doit se défendre contre l'accusation d'un présumé “marxisme”: à toutes les époques, l'annonce de l'Evangile a également eu des retombées politiques.

Pour pouvoir s'orienter dans une question débattue depuis toujours, nous devons revenir à la scène qui, selon l'évangéliste Luc, représente le début du ministère public de Jésus. Lorsque dans la synagogue de son village, à Nazareth, Jésus attribue à lui-même les paroles par lesquelles le prophète Isaïe avait décrit l'avènement de l'ère messianique: «L'Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu'il m'a consacré par l'onction, pour porter la bonne nouvelle aux pauvres. Il m'a envoyé annoncer aux captifs la délivrance et aux aveugles le retour à la vue, renvoyer en liberté les opprimés,  proclamer une année de grâce du Seigneur» (Luc 4,18-19; cf. Isaïe 61,1-2). Comment Jésus peut-il affirmer: «Aujourd'hui s'accomplit à vos oreilles ce passage de l'Ecriture», si ensuite après sa mort, dans les faits, ceux qui ont cru en lui vivent dans la même situation qu'auparavant;  si les pauvres, les malade, les opprimés continuent à l'être et que le seul prisonnier qui a été libéré est  Barabbas? Quelle valeur possèdent des termes comme liberté-libération? En somme, ce « Royaume » dont Jésus a annoncé avec force la venue imminente n'est-il autre qu'une pieuse aspiration privée de toute retombée sur la vie sociale et politique de son peuple?

De plus, la question de la libération des prisonniers ne peut que laisser perplexe: au fond, dans la longue tradition chrétienne les interventions à l'égard des pauvres, des malades, des opprimés ont souvent trouvé une traduction dans ce qu'on a appelé les « œuvres de miséricorde corporelle », mais ce n'est pas un hasard si, en ce qui concerne les prisonniers, la transposition est « visiter les prisonniers », et certainement pas les libérer!

L’oracle du prophète Isaïe confère une perspectives messianique à deux institutions avec lesquelles Israël avait tenté de bloquer l'augmentation de la pauvreté et de l'emprisonnement des débiteurs insolvables, une augmentation due au passage de l'époque des tribus, où régnait l'égalité sociale, à l'époque suivante dominée par une inégalité croissante:  l’année sabbatique et l'année jubilaire. Chaque septième et chaque cinquantième année devait être caractérisée, au moins idéalement, par un repos de la terre dont les fruits devaient être laissés aux pauvres, et par une amnistie qui comportait la libération des prisonniers devenus esclaves pour dettes. De même que le samedi devait rappeler que le temps, et donc la création, appartient  Dieu, de même l'année sabbatique devait reconduire Israël au fondement de sa foi, c'est-à-dire à la reconnaissane du fait que la terre appartient à Dieu, et libérer le peuple des scories de l'histoire. Pour le prophète Isaïe, cet idéal aurait finalement eu sa pleine réalisation avec l'avènement de l'ère messianique et pour Jésus c'est précisément sa prédication du Royaume qui marque le début du grand jubilé définitif.

A partir du moyen-âge, la tradition chrétienne a repris l'habitude des jubilés en transposant cependant les pratiques sur le plan de la conversion intérieure et des engagements de dévotion. On s'interroge pour savoir si et dans quelle mesure Israël a jamais respecté l'institution jubilaire. Il est certain qu'à l'occasion du grand jubilé de l'an 2000, Jean-Paul II a demandé à plusieurs reprises aux pays riche de remettre la dette qui empêche la libération de l'esclavage des pays pauvres, mais personne n'a voulu l'écouter. D'autre part, c'est pour avoir proclamé l'année de la libération dans la synagogue de son village que Jésus a risqué d'être jeté en bas d'une montagne et c'est pour avoir proclamé « l’année de grâce du Seigneur » qu'il a été mis à mort par ceux qui savaient très bien ce que cela aurait dû signifier.

Marinella Perroni