«Le mot qui me vient à l’esprit, c’est que ça me semble hier...». Sainte-Marthe. Fin d’après-midi. Ce n’est pas un entretien, il y en a déjà beaucoup liés à cet événements. Ce sont des pensées qui relient le fil d’une période ecclésiale intense, son pontificat. Dix ans... Vécus en «ten-sion», dit-il, dans un temps qui est supérieur à l’espace et qui a vu se succéder des événements, des rencontres, des visages, des voyages. Le Pape François attend debout, à la porte, en s’appuyant sur une cane. Il sourit devant le micro portant le logo des médias vaticans et demande: «Un podcast? Qu’est-ce que c’est?». «C’est bien, faisons-le», répond-il après les explications. Puis la question: que voulez-vous partager avec le monde à l’occasion de cette étape dans votre vie et dans votre ministère?
«Le temps est pressant, je ne sais pas si l’on dit comme cela, mais il passe vite. Et quand tu veux cueillir le jour présent, c’est déjà hier. Et toi, tu es dans cette tension d’un aujourd’hui qui est hier et qui n’est pas demain. Vivre comme cela est nouveau. Ces dix dernières années ont été comme cela je pense... Aujourd’hui en repensant à ces dix ans: oui, oui mais cela a été, allons de l’avant! Une ten-sion, vivre en tension».
Des milliers d’audiences, des centaines de visites dans les diocèses et les paroisses, quarante voyages apostoliques internationaux. Il y a trois ans celui en Irak, celui du premier Pape ayant foulé la terre blessée de ce carrefour du Moyen-Orient. «Cela a été très beau» affirme-t-il. Mais de toutes ces expériences vécues au cours d’une décennie, dans chaque angle de la terre, dans son cœur il y un souvenir plus intense que les autres.
«La plus belle a été la rencontre sur la place avec les personnes âgées. Les personnes âgées sont la sagesse et m’aident énormément. Moi aussi je suis vieux, non? Mais les personnes âgées sont comme le bon vin qui mûrit. Les rencontres avec les personnes âgées me rajeunissent et me renouvellent, je ne sais pas pourquoi... Ce sont de beaux moments, beaux, beaux».
Il y a eu aussi de mauvais moments. Et tous liés à ce monstre qui engendre la souffrance humaine, par le passé comme dans le présent: la guerre. «Il y a eu certains moments, mais tous sur le même -thème. Je voudrais faire une synthèse d’une chaîne de mauvais moments. J’ai commencé à Redipuglia avec le cimetière de guerre, puis à Anzio au cimetière américain quand je suis allé célébrer la Messe du 2 novembre, et puis je l’ai vu lors de la commémoration du soixantième anniversaire du débarquement en Normandie. Tous les chefs d’Etat et de gouvernement célébraient, et moi je pensais que sur ces plages 20-30.000 jeunes ont laissé leur vie».
«Je pense à ces mères — dit encore le Pape — qui reçoivent une lettre: “Madame, j’ai l’honneur de vous dire que vous êtes la mère d’un héros. Voici la médaille”. La lettre, la médaille, mais son fils n’est plus là».
L’impact avec la guerre a marqué le pontificat: de la veillée de septembre 2013 pour conjurer le danger d’un conflit en Syrie, qui depuis n’a pas explosé, à la barbarie qui sévit depuis plus d’un an en Ukraine. Entre les deux, les horreurs touchées du doigt à travers la planète et racontées par les voix des victimes de la violence, notamment en République démocratique du Congo. Des petits morceaux qui se recomposent en un unique grand conflit mondial. Je demande si lui, Jorge Mario Bergoglio, pensait être l’évêque venu de loin, le Pape de la troisième guerre mondiale.
«Je ne pensais pas... Je pensais que le conflit syrien était quelque chose de singulier, unique, et puis il y a eu le Yémen, puis la tragédie des Rohingyas en Birmanie quand je suis allé là bas et j’ai vu que c’était une guerre mondiale. Mais derrière les guerres, il y a l’industrie des armes, cela est diabolique. Un expert m’a dit que si pendant un an on ne fabriquait plus d’armes, il n’y aurait plus de faim dans le monde. Cela est terrible».
Pape en temps de guerre, donc: «Cela me fait souffrir de voir les morts, ces jeunes qu’ils soient russes ou ukrainiens, ça ne m’intéresse pas. Ils ne reviendront pas. C’est dur».
Et alors — je lui demande — si le monde d’aujourd’hui, pour l’important anniversaire de son pontificat, devait lui faire un cadeau, que voudrait-il? «La paix, la paix est nécessaire», répond-il aussitôt.
La dernière pensée est une invitation à la réflexion et l’invitation à partager quelque chose de personnel, les rêves, ceux auxquels — comme il l’a toujours dit — il ne faut jamais renoncer parce qu’ils sont étroitement liés à la mémoire et à l’avenir. Le Pape a trois rêves: pour l’Eglise, pour le monde et pour ceux qui gouvernent le monde, le rêve pour l’humanité.
«Trois mots: fraternité, pleurs et sourire... La fraternité humaine, nous sommes tous frères, recomposer la fraternité. Apprendre à ne pas avoir peur de pleurer et de sourire: quand une personne sait pleurer et sourire, c’est une personne qui a les pieds sur terre et le regard porté sur l’horizon du futur. Si on oublie de pleurer, quelque chose ne va pas. Et si on oublie de sourire, c’est pire encore».
«Merci, dit-il enfin, et il lève la main, habitué comme toujours à accompagner les paroles de gratitude par une bénédiction. Il envoie en effet cette bénédiction à tous ceux qui, à travers les ondes de Radio Vatican, écoutent sa voix sous toutes les latitudes et qui en ces heures, envoient des messages de vœux: «Merci à vous qui êtes si bienveillants, toujours bons avec moi. Continuez à prier pour moi et merci! Je vous souhaite le meilleur».
Le Pape va de l’avant. Les drames restent à l’horizon, de même que les défis à l’intérieur et à l’extérieur de l’Eglise. «Mais la bonne humeur», dit-il, «cela sert toujours». C’est le premier à arracher un sourire. En nous saluant, il tend la main et la referme en s’exclamant: «cent lires». Plus qu’une boutade, c’est la citation d’un type de cinéma qu’il a toujours aimé et rappelé, le néoréalisme. Dans ce cas, Miracle à Milan. «Vous souvenez-vous de la scène avec De Sica qui se faisait passer pour un voyant?».
Salvatore Cernuzio