· Cité du Vatican ·

FEMMES EGLISE MONDE

* Témoignage
“J'aimais étudier. En me rebellant contre un mariage forcé, j'ai déraciné la misère de mon destin. Et d'autres jeunes indiennes le feront après moi”

Mon « non » au mariage des petites filles

 Sposa bambina il mio no  DCM-003
04 mars 2023

Je suis née le 9 mai 2003 dans un village rural appelé Kalavai. Ici les maisons ont des portes en bois peintes en bleu, qui s'ouvrent sur des petites routes poussiéreuses. Nous nous mélangeons à la forêt, au vent, au soleil, à l'eau douce du petit lac, à la brûlure du sable, aux motos, aux bicyclettes. Les couleurs légères des façades se confondent avec l'étendue bleue du ciel qui pose sur les tuiles et sur les feuilles de palmier une sorte de cigogne gigantesque, un gigantesque oiseau gobemouche. S'il pleut, le ciel gris ressemble à un rapace aux ailes ouvertes. Et en dessous, l'orangé de la terre, les cercles de feu dans le temple.

Les enfants jouent à colin-maillard, ils courent entre les maisons.

Les divinités les sauvent des morsures des scorpions.

En 2013, maman Alamelu meurt. Peu importe pourquoi, il n'existe pas de motif pour que la mère d'une petite fille de dix ans meure. C'est ainsi.

Avec ma sœur appelée Anandi et mon frère, tous les deux plus grands que moi, nous restons seuls avec un père alcoolique qui, quelques mois plus tard, se remarie et va vivre avec sa nouvelle femme dans la capitale, sur la mer, nous laissant là comme trois petites plantes que l'on cesse d'arroser en partant.

Nous sommes tous les trois accueillis par la sœur de notre mère, qui a déjà des enfants et dont seul le mari travaille ; il est manœuvre, nous sommes très pauvres.

La première à nous libérer de son poids économique est ma sœur, qui se marie à 17 ans, deux ans plus tard.

Deux ans après, c'est mon tour. J'ai 14 ans, je viens de finir la neuvième classe et ma tante décide de me marier à un homme qui a le double de mon âge. J'ai 14 ans, lui 28. Je ne le connais presque pas. Je pleure, je supplie. Rien. Ma tante répond qu'elle ne réussit plus à subvenir à mes besoins. Mes amies me disent d'obéir, que nous n'avons pas le choix, qu'il en a toujours été ainsi, il en est ainsi pour toutes, il en sera toujours ainsi.

Mais je suis amoureuse.

J'ai un rêve, une passion plus grande que ma vie.

Je suis amoureuse d'une chose abstraite. Comment puis-je m'expliquer?

J'aime les livres, étudier. Comment expliquer que je ne suis pas faite pour obéir?

18 juillet 2017. Le mariage est fixé pour le lendemain. Tous est prêt.

Je suis comme ces taureaux poussés dans les arènes au cours du Jallikattu: saouls, les oreilles coupées et du piment dans les yeux. Fous de peur.

Moi aussi je dois être un spectacle. Un mariage indien est fait pour rester dans les mémoires. Demain.

Je m'enferme dans ma chambre, je pleure sur les livres que je dois abandonner. Encore davantage que s'il s'agissait du corps d'une mère, d'un fiancé. Ce doit être ainsi.

Ensuite, mon regard tombe sur un feuillet en couleur qu'on m'a donné à l'école, destiné aux jeunes filles. Le numéro de téléphone de Childline 1098 est inscrit.

Je ne décide même pas, je ne peux pas dire que je suis consciente: une force plus grande que ma volonté elle-même me lance vers le téléphone.

Je demande de l'aide. Je suis en train de dénoncer ceux qui m'ont élevée, je suis en train de renier ma famille et la famille de mon fiancé, je suis en train de renier mes traditions.

Je me rebelle à la misère avec toutes la force de ma vie.

Ils me répondent qu'ils viendront me sauver. Dans deux heures.

Je sors de ma chambre. Mon visage est maquillé, mon corps est décoré avec du henné et du curcuma, on a accroché des boucles d'oreille à mes lobes, je porte des couronnes de perles sur le front, j'ai les poignets couverts de bracelets et on m'a peinte avec des ors et des couleurs. J'ai des fleurs sur la tête, comme le taureau.

Il est huit heures du soir, les rites à la maison sont terminés.

Nous devons aller au temple, où la famille de mon fiancé m'attend.

Nous marchons. Ou plutôt, ils marchent et je marche. Deux univers côte à côte, incompatibles. Moi et eux, moi et tous les autres.

Imagine marcher en pensant à l'étreinte d'un inconnu, qui dans un instant aura le droit de te prendre dans les bras, car dans un instant tu lui appartiendras. Pour toute la vie.

Imagine que tu marches en sachant que tu ne pourras plus faire ce que tu aimes. Jamais plus.

Imagine que tu marches en sachant que tu passeras le reste de ta vie à servir cet inconnu avec lequel tu seras obligée de dormir, en sachant que tu seras contrainte de t'occuper de ses parents comme s'ils étaient les tiens.

Je suis le taureau fou de douleur. Je suis une offrande, le résultat d'un accord.

C'est ce que dit le Kamasukta, l’hymne d'amour que nous réciterons au cours de la cérémonie nuptiale: «Qui a offert cette jeune fille, à qui a-t-elle été offerte?»

Les tambours et le son des shanai entraînent mon cœur en dehors de mon corps, font entendre à tous un battement de cœur qui semble de la joie et qui est du désespoir.

Le cortège, lorsqu'on le voit  passer, est coloré et concret. Cela se produit. C'est en train de se produire.

La petite fille est complètement seule au milieu des parents qui l'accompagnent. Complètement seule dans le bruit des voix.

Elle inhale l'odeur rance des corps âgés. La tradition.

Parmi la foule, elle voit sa cousine qui a un tic à l'œil. Peut-être veut-elle l'encourager à fuir ?

Je ne suis plus moi-même.

Les adultes qui devaient me protéger sont un vol d'oiseaux cruels, qui offrent ma vie comme si elle était la leur. Mais ma vie est sacrée.

Nous sommes entrés dans le temple. Imagine l'odeur de l'encens qui brûle. Imagine les peintures et les stucs. Le vol d'oiseaux colorés me remet aux autres. 

Imagine les herbes, les omelettes de pommes de terre, imagine l'odeur du riz et le bourdonnement des mouches sur les récipients en aluminium remplis de poulet mariné et de fromage, imagine le piment coupé en deux sur toute sa longueur comme moi, qui suis déjà deux, celle qui est vivante et celle qui est morte dans l'eau froide. 

Le rouge des vêtements, les couronnes de fleurs sont du sang et des épines. La joie des autres est un coup de couteau. Sur les côtés du temple sont suspendues des petites chaînes faites de fleurs et de verre. Dans les coupelles la noix de coco et le lait sont prêts. Personne n'arrive pour me sauver. Il ne se passe rien. Le mariage se poursuit, vers ma fin.

Les couleurs, les ventres, les herbes, le lait, le riz, le rouge et l'or, le feu.

Les couleurs, les ventres, les herbes, le lait, le rix, le rouge et l'or, le feu.

Son sourire à lui, comme un grain d'encens qui me consume. Le parfum emporte mon âme.

Je suis faite de matériaux résistants, mais je ne croyais pas devoir résister à ma fin.

Puis finalement cela se produit. Des jeeps arrivent. Elles freinent en soulevant la poussière.

Vingt personnes descendent dans une grande agitation. Il y a des civils et la police. Ils me cherchent.

Le vol d'oiseaux me dépouille des bijoux et me cache, me demande de mentir. Je dis oui, je dis oui avec la tête, mais ensuite je sors en courant et je cris, jusqu'à en perdre la voix, que je voulais seulement étudier.

Je reste pendant des semaines dans une maison d'accueil de Terre des Hommes, jusqu'à ce que toutes les démarches soient terminées. Je suis étourdie, je suis comme dans un rêve, je suis seule, complètement seule, comme celui qui est libre.

Entre huit heures du soir et minuit ma vie est devenue la mienne. A présent, j'étudie dans la douzième classe, je suis devenue une célébrité malgré moi, le gouvernement m'a même donné  1.200 euros, j'étudierai, je combattrai pour d'autres comme moi.

En accomplissant le geste de téléphoner, j'ai déraciné la misère de mon sort comme une herbe malsaine, j'ai fait un voyage dans l'espace et dans le temps. Et d'autres le feront après moi.

Nous sommes assujettis au temps qui passe et nous ne sommes les maîtres de rien. Seulement du peu de temps que nous avons, qui est notre vie.

Etudier a sauvé ma vie. Et même davantage: cela a sauvé ma liberté.

Mais je ne vous ai pas trahis, je vous aime comme toujours, mais je reste moi-même, dans mon cœur, immobile comme l'herbe qu'on ne peut pas écraser. Car je ne voulais pas passer en vain dans cette vie.

Maria Grazia Calandrone


Maria Grazia Calandone a donné voix à Nandhini, qui à 14 ans, en Inde, a réussi à échapper à un mariage arrangé par sa tante. C'est ce qu'elles ont raconté ensemble à  #StandUpForGirls 2019, un événement de Terre des Hommes.