* Lettre
Je voudrais te voir heureuse. Je ne connais pas ton nom. J'ai rapidement vu ton visage sur instagram. Tu suçais le sein de ta mère. Un sein sans lait. Une mère sans chair. Une mère qui n'avait que la peau sur les os. Ta mère avait faim, comme toi qui ne réussis pas à sucer son lait. Une faim qui dure depuis plus de cinq cents ans.
Le pays dans lequel tu vis n'était que terre, n'était que liberté, n'était que bonheur il y a cinq cents ans.
Tes ancêtres vivaient de la forêt et du ciel.
Ensuite, des hommes sont arrivés, portant la barbe, sur une caravelle venant de l'autre côté du monde, venant d'Europe. Des hommes tenant un drapeau, dont les mains frémissantes apportaient la violence. Et tes ancêtres, dans cette terre en forme de cône que nous appelons aujourd'hui l'Amérique latine, ont été dérobés de leurs terres, de leur bonheur, de la vie. Elles ont même été dérobées de la mort, qui au temps de tes ancêtres était encore digne, ancore en liaison avec les esprits ancestraux.
Ensuite, tous les liens ont été balayés. Toutes les routes détruites. Toutes les communications interrompues. Ton peuple, qui a toujours été là, est devenu orphelin de lui-même. Les hommes descendus des caravelles, les hommes de l'autre monde, ont commencé à dire aux quatre vents qu'ils vous avaient « découverts ». Mais vous saviez que vous aviez toujours été là, dans cette terre, la vôtre, donnée par les dieux et par le ciel. Des personnes jamais découvertes par aucune autre. On sait que les mensonges ont la vie courte, mais quand ils sont lancés dans l'univers, ils vont vite. Surtout s'ils sont portés sur la pointe de lances tranchantes. Et c'est ainsi que les peuples originels du Nord au Sud, de l'Est à l'Ouest ont été exterminés. Tués par des lances empoisonnées ou par des tueurs invibles qui ont rendu leur chair comme brûlée. Des personnes heureuses, entraînées à l'improviste dans le cauchemar d'un pouvoir carnivore. Et ainsi, ancêtre après ancêtre, les peuples originels, ceux qui avaient toujours été là, ont vu le monde changer. Là où se trouvait la forêt est soudainement apparue une clôture. Là où se trouvait la liberté, soudainement la prison. Et avec tes ancêtres, les animaux et les arbres ont eux aussi pleuré. Les premiers tués sans un motif et les autres massacrés par les haches de la déforestation. C'est ainsi que vous avez appris à résister. A préserver dans votre esprit les savoirs ancestraux. A ne pas perdre le contact avec la nature. On dit de ton peuple, les yanomamis – ma chère petite fille –, que vous êtes des observateurs attentifs de la nature. Vous connaissez les espèces botaniques que les scientifiques les plus reconnus des universités les plus célèbres ne connaissent pas. Et vous savez comment ne pas exagérer avec notre Mère la Nature. Vous connaissez la limite entre l'homme et la terre. Vous respectez le monde. Et c'est peut-être pour cela que le monde ne vous a pas respectés. Depuis les années 90 du siècle dernier, vos terres ont été envahies par les « garimpeiros », des mineurs clandestins à la solde des « mafias de l'or », qui polluent les fleuves et les ciels. Ils sont à la solde de puissants sans scrupules. Et ces dernières années, la situation de ton peuple a empiré. Autour de toi, ma petite fille, tout est en train de mourir. Les poissons, les oiseaux, les larves. Le mercure versé dans les fleuves vous rend vous aussi malades. Vous avez des crampes à l'estomac, votre terre bien aimée s'est remplie de malaria, elle est devenue putride. Et vous n'avez plus de quoi vivre. Le Brésil, le pays où tes ancêtres ont toujours habité, ne s'est rendu compte de votre faim que depuis très peu. De nombreuses personnes ne connaissaient pas votre douleur. Elles ont vu votre corps squelettique, cette faim qui, pour la première fois, dessine un rictus sur votre visage. Et de nombreuses personnes, pas celles qui vous ont affamés, mais toutes les autres, ont pleuré. Elles se sont mises en colère. Tout doit changer, ont-elles dit, dans la rue, sur les réseaux sociaux, dans les éditoriaux de journaux faisant autorité. C'est une femme qui dirige le ministère des Populations autochtones, récemment institué. Tu ne réussis pas à la regarder tellement tu es faible. Mais je vois une lueur sur le côté gauche de tes yeux d'enfants. C'est l'espérance que tu as pour ta petite grande vie. Et tu te serres contre ta mère dans l'attente que le bonheur arrive.
Igiaba Scego