· Cité du Vatican ·

FEMMES EGLISE MONDE

* Lettre
« Tu n'as pas de visage, pas d'yeux, pas de corps, tu es obligée de les cacher. Je t'écris même si tu ne pourras plus rien lire car on t'a aussi retiré les études ».

A toi, jeune afghane

 A te ragazza afghana  DCM-003
04 mars 2023

A toi. A toi qui as perdu tout ce qui pouvait être perdu et qui ne sais pas si tu le retrouveras un jour. A toi qui n'as pas de visage, pas d'yeux, pas de corps parce que tu es obligée de les cacher derrière une robe qui te fait ressembler à un fantôme. A toi pour qui être une femme est un fardeau plutôt qu'une bénédiction. A toi qui n'as pas de nom parce que tu n'es pas libre. A toi qui espères que la vie qui pousse dans ton ventre est une vie masculine, parce que la considérer féminine semble une malédiction.

Je veux t'écrire même si tu ne pourras pas me lire, si tu ne pourras plus rien lire parce que tes études t'ont été enlevées. A toi qui allais à l'université le matin en t'accrochant à cette sorte de normalité comme le naufragé s'accroche à la dernière épave du navire. Et qui suivait des cours parce que tu aimais étudier et aimais penser que tant que ton esprit était capable d'apprendre, ton avenir n'était pas entièrement fermé et que tout n’était pas fini. Je t'écris parce que tu es la seule personne que je veux voir me lire. Toi et tes camarades filles et garçons, aussi, celles et ceux qui ont décidé de protester avec toi pour que les portes de l'université s'ouvrent à nouveau à leurs amies, à leurs sœurs, à leurs fiancées.

Je t'écris à toi qui as été trahie à de nombreuses reprises et par de nombreuses personnes différentes, mais pour la même raison : indifférence, égoïsme, aveuglement. Ils t’ont appris qu'une femme vaut moins qu'un homme, qu'elle doit baisser la tête pour obtenir son consentement, que dans la rue elle doit frôler les murs, qu'il ne sert à rien de pleurer ou de crier, que sa voix est comme une harpe au fond de l'océan. Ils t'ont appris comment t'habiller, comment te comporter, les mots à dire, les pensées à penser, les commodités et les inconvénients d'une vie déjà engagée sur des voies que tu n'as pas choisies. Ils t’ont menti, et tu le sais, mais tu n’as pas pu faire autrement que de dire oui et d'aller de l’avant.

Chaque jour, on t'enlevait quelque chose, jusqu'au pire des jours, le plus difficile, quand tu es arrivée, tôt le matin, devant le portail de la faculté et que tu la trouvé fermé. Fermé seulement pour toi, pour celles qui te ressemblent, avec ta longue robe bleu ciel et tes yeux cachés derrière un voile.

Je t'écris à toi, à qui un jour ils t’ont pointé des armes et t’ont ordonné de partir, parce que l'endroit où tu allais étudier, l'endroit où tu te préparais à imaginer un avenir différent de celui de ta mère et de ta grand-mère, n'était plus ta place. Je t’écris parce qu'il ne devrait pas y avoir un seul pays au monde où quelqu'un pense savoir ce que doit être la place d'une femme ; et il ne devrait pas y avoir quelqu'un qui puisse nous dire où demeurer et tracer un périmètre de barbelés autour de nous. Aucun pays ne devrait être ainsi, pas même celui où je vis, où les femmes ne portent pas le burqua, ont libre accès à l'université mais sont assassinées pour avoir dit non à ceux qui disent les aimer et au contraire les tuent.

Je t'écris, jeune fille à la peau ambrée et aux beaux yeux, pour te demander pardon au nom d'un Occident qui a promis de te sauver et qui t'a ensuite laissée seule, entre les mains mêmes de ceux que nous prétendions combattre. Et quand il ne nous convenait plus de leur faire la guerre, nous les avons laissés reprendre leur territoire, leurs lois, leur politique, leur religion et toi.

Je t'écris parce que tu es née sous l'abri du drapeau de l'OTAN et que tu t'es retrouvée femme dans l'ombre obscure du régime des talibans. Ils t'avaient appris à tenir la plume et puis ils te l'ont enlevée, ils t'avaient appris à lire et puis ils ont confisqué tes livres, ils t'avaient appris à penser et puis ils ont cru que cela ne leur convenait pas, parce que penser ne sert pas pour obéir.

Je t'écris mais je sais que mes mots ne t'atteindront pas, alors à quoi cela sert-il d'écrire ? Cela sert à comprendre, cela sert à raconter à ceux qui ne savent pas, cela sert à planter une graine dans la terre noire et à attendre que quelque chose germe, parce que quelque chose germe toujours.

Et si cette graine est celle de la révolte, alors elle donnera naissance à une plante impossible à abattre, comme c'est le cas en Iran. Mais pour être forts, il ne faut pas être seul. Et c'est aussi pour cela que je t'écris, jeune Afghane, parce que je suis proche de toi, solidaire et sœur. Parce que moi aussi j'ai entendu, au moins une fois dans ma vie, l'expression : pas toi, parce que tu es une femme.

Je t'écris à toi, parce que plus que nous toutes, tu sais ce que signifie se faire arracher des mains le présent, assister impuissant à la disparition de l'avenir parce que quelqu'un a décidé que : non, parce que tu es une femme. Et c'est précisément pour cela que je t'écris : parce que tu es une femme.

Aujourd'hui, plus que jamais, la révolution est femme : la mutation est femme, la vie est femme, la liberté est femme. Combien de mots, chacun féminin et singulier, comme toi. Je t'écris parce que tu es unique mais tu es comme tant d'autres, tu es synecdoque de l'injustice, métonymie du mal qui aveugle souvent le monde, métaphore d'une vie qui n'est qu'à moitié vivante.

Que ces mots volent vers toi, qu'ils soient le vent qui soulève le voile, qu'ils soient l'eau qui étanche ta soif de justice, qu'ils soient la clé qui t'ouvre toutes les portes, qu'ils soient le feu qui brûle les lois de ces hommes qui ne savent pas ce qu'est l'humanité.

Viola Ardone