Ce lundi matin 14 novembre 2022, j’ai accompli un voyage au pays des paradoxes. Alors que je me trouvais dans le plus petit Etat du monde, il me semblait que je parcourais le plus grand palais du globe tant au Vatican les galeries succèdent aux couloirs, les antichambres aux vestibules, les salons aux salons, jusqu’à la précieuse bibliothèque papale. Tandis que je circulais au milieu de salles somptueuses, riches en œuvres d’art depuis les sols en marbre polychrome aux plafonds à caissons dont chacun aurait mérité que j’aie des ailes pour mieux l’admirer, je rejoignais celui qui vole au secours des pauvres, qui dénonce l’inhumanité du capitalisme, qui nous incite à nous guérir de la fièvre du profit, un vicaire qui, hier en Argentine, aujourd’hui au centre de la chrétienté, se tient auprès des humbles et des humiliés. Dernier paradoxe: le cérémonial grâce auquel on accède au Pape François s’efface sitôt que l’on se présente devant lui, car son regard clair, son sourire bienveillant réchauffent aussitôt l’atmosphère. Ni l’âge ni les tourments physiques n’empêchent son visage de rayonner. Selon moi, ce n’est pas le jour de la place Saint-Pierre glissant à travers les fenêtres qui illumine la pièce, mais lui.
Et voilà qu’il me faut lui parler, moi qui préférerais l’entendre. Il m’y encourage. Je découvre vite que son écoute se révèle aussi profonde que ses mots. Ses phrases comme son silence conduisent son interlocuteur à accoucher du meilleur. Je lui raconte mon périple de l’athéisme à la croyance, un chemin qui passe par une révélation dans le désert du Sahara, puis la lecture des évangiles, enfin cette expédition récente en Terre Sainte où j’ai séjourné un mois, multipliant les rencontres grâce au Vatican, et dont je commence à écrire le récit, Le défi de Jérusalem.
Ses prunelles brillent d’un feu très spécial lorsque j’évoque Charles de Foucauld; à peine ai-je mentionné ma nuit mystique qu’il me cite par cœur le mémorial de Blaise Pascal. Il rebondit à chaque réflexion, mais il rebondit haut, bien plus haut que moi, aux étages élevés que sa pensée habite.
Le Saint-Père répond avec franchise et humour aux diverses questions que je lui pose. Dans son ministère, ce qui devrait le fatiguer ou l’agacer parait l’amuser — merveilleux remède contre l’usure —; le souci de sa charge, son écrasante respon-sabilité n’ont pas usé sa liberté. Jérusalem offrant le seul lieu de pèlerinage légitime pour les trois monothéismes, judaïsme, christianisme, islam, nous examinons la spécificité de chaque foi. A plusieurs reprises, il insiste sur l’obligation évangélique d’aller au-devant des autres, cette « mission » mal comprise jadis lorsqu’elle avait viré à la conquête impérialiste, mais qui retrouve désormais son sens originel.
Je dirai ailleurs, dans le livre à venir, ce qu’il m’apporta durant le temps où je pus bénéficier de sa présence. En cette page, je me contenterai seulement de préciser qu’en le quittant, en songeant à sa vie dédiée au message chrétien, à cette force qui émane de lui, cette force qui vient d’ailleurs et dont il se juge le simple vecteur, oui, en considérant cet homme qui est totalement lui et tellement plus que lui, je me suis exclamé dès les premières marches: « Ici décidément, Dieu est au travail ».
Eric-Emmanuel Schmitt