Dans l’après-midi du vendredi 4 novembre, les membres du Muslim Council of Elders ont accueilli le Pape dans la mosquée du palais royal du Bahreïn à Awali. Au cours de la rencontre, le Saint-Père a prononcé le discours suivant:
Cher frère, docteur Ahmed Al-Tayyeb, grand imam d’Al-Azhar,
Chers membres du Muslim Council of Elders
Chers amis,
As-salamu alaikum !
Je vous salue cordialement en souhaitant que la paix du Très-Haut descende sur chacun d’entre vous: sur vous, qui souhaitez promouvoir la réconciliation afin d’éviter les divisions et les conflits dans les communautés musulmanes; sur vous, qui voyez l’extrémisme comme un danger qui corrode la vraie religion; sur vous, qui vous efforcez de dissiper les interprétations erronées qui, par la violence, se méprennent, instrumentalisent et endommagent une croyance religieuse. Que la paix descende et demeure sur vous, qui souhaitez la répandre en inculquant dans les cœurs les valeurs de respect, de tolérance et de modération; sur vous, qui cherchez à encourager les relations amicales, le respect mutuel et la confiance réciproque avec tous ceux qui, comme moi, adhèrent à une autre foi religieuse; sur vous, frères et sœurs, qui voulez favoriser chez les jeunes une éducation morale et intellectuelle qui contrecarre toute forme de haine et d’intolérance. As-salamu alaikum!
Dieu est Source de paix. Qu’il nous accorde d’être, partout, des canaux de sa paix! Devant vous, je voudrais répéter que le Dieu de la paix ne conduit jamais à la guerre, n’incite jamais à la haine, ne favorise jamais la violence. Et nous, qui croyons en Lui, sommes appelés à promouvoir la paix à travers des instruments de paix, comme la rencontre, les négociations patientes et le dialogue qui est l’oxygène du vivre ensemble. Parmi les objectifs que vous vous proposez figure celui de répandre une culture de la paix fondée sur la justice. Je voudrais vous dire que c’est ici la voie, voire l’unique voie, car la paix «est “œuvre de justice” (Gaudium et spes, n. 78). Elle naît de la fraternité, elle grandit dans la lutte contre l’injustice et les inégalités, elle se construit dans l’ouverture aux autres» (Discours à l’occasion de la lecture de la Déclaration finale et conclusion du vii e «Congress of Leaders of World and Traditional Religions», 15 septembre 2022). La paix ne peut pas seulement être proclamée, mais elle doit être enracinée. Et cela est possible en éliminant les inégalités et les discriminations qui engendrent instabilité et hostilité.
Je vous remercie pour vos engagements dans ce sens, ainsi que pour l’accueil que vous m’avez réservé et les paroles que vous avez prononcées. Je viens à vous comme un croyant en Dieu, comme un frère et un pèlerin de paix. Je viens à vous pour marcher ensemble, dans l’esprit de François d’Assise qui avait l’habitude de dire: «La paix que vous annoncez avec vos bouches, ayez-la plus abondamment encore dans vos cœurs» (Légende des Trois Compagnons, xiv, 5: ff 1469). J’ai été frappé de voir comment, sur ces terres, il est de coutume, lorsqu’on accueille un invité, non seulement de lui serrer la main mais aussi de se porter la main au cœur en signe d’affection. Comme pour dire: ta personne ne reste pas éloignée de moi, elle entre dans mon cœur, dans ma vie. Je porte moi aussi la main à mon cœur avec une respectueuse affection, en regardant chacun de vous et en bénissant le Très-Haut pour la possibilité de nous rencontrer.
Je crois que nous avons de plus en plus besoin de nous rencontrer, de nous connaître et de nous prendre par le cœur, de faire passer la réalité avant les idées, et les personnes avant les opinions, l’ouverture au Ciel avant les distances sur la Terre: un avenir de fraternité avant un passé d’hostilité, en dépassant les préjugés et les malentendus de l’histoire au nom de Celui qui est la Source de Paix. D’autre part, comment les fidèles de différentes religions et cultures pourront-ils coexister, s’accueillir et s’estimer mutuellement en restant étrangers les uns aux autres? Laissons-nous guider par l’expression de l’Imam Ali: «Les personnes sont de deux sortes: ou bien elles sont tes frères dans la foi, ou bien elles sont tes semblables en humanité», et sentons-nous appelés à prendre soin de tous ceux que le dessein divin a placés à nos côtés dans le monde. Exhortons-nous «à oublier le passé et à nous efforcer sincèrement à la compréhension mutuelle, de même qu’à protéger et à promouvoir ensemble, pour tous les hommes, la justice sociale, les valeurs morales, la paix et la liberté» (Nostra aetate, n. 3). Ce sont des tâches qui nous incombent, responsables religieux: sous le regard d’une humanité de plus en plus blessée et déchirée qui, sous couvert de mondialisation, respire avec angoisse et craindre, je crois que les grands se doivent d’être le cœur qui unit les membres du corps, l’âme qui donne espérance et vie aux plus hautes aspirations.
Ces jours-ci, j’ai parlé de la force de la vie qui résiste dans les déserts les plus arides en puisant l’eau de la rencontre et de la coexistence pacifique. Hier, je l’ai fait en m’inspirant du surprenant «arbre de vie» que l’on trouve ici au Bahreïn. Le récit biblique que nous avons entendu place l’arbre de vie au centre du jardin des origines, au cœur du merveilleux projet de Dieu pour l’homme, un projet harmonieux capable d’embrasser toute la création. L’être humain s’est cependant éloigné du Créateur et de l’ordre établi par Lui. C’est de là que proviennent les problèmes et les déséquilibres qui se succèdent dans le récit biblique: querelles et meurtres entre frères (cf. Gn 4), désordres et dévastations de l’environnement (cf. Gn 6-9), orgueil et contrastes dans la société humaine (cf. Gn 11)... En somme, un déluge de mal et de mort a jailli du cœur de l’homme, de l’étincelle maléfique déclenchée par ce mal qui s’accroupit à la porte de son cœur (cf. Gn 4, 7) pour incendier le jardin harmonieux du monde. Mais tout ce mal s’enracine dans le rejet de Dieu et du frère: en perdant de vue l’Auteur de la vie et en ne se reconnaissant plus comme le gardien des frères. C’est pourquoi les deux questions que nous avons entendues restent toujours valables et, au-delà du credo professé, elles interpellent chaque existence et chaque époque: «Où es-tu donc?» (Gn 3, 9); «Où est ton frère?» (Gn 4, 9).
Chers amis, frères en Abraham, croyants dans le Dieu unique, les maux sociaux et internationaux, économiques et personnels, de même que la crise environnementale dramatique qui caractérise notre époque et sur laquelle nous avons réfléchi ici aujourd’hui, proviennent en dernière analyse de notre éloignement de Dieu et du prochain. Nous avons donc un devoir unique et impératif, celui d’aider à redécouvrir ces sources de vie oubliées, de ramener l’humanité à s’abreuver de cette sagesse antique, de ramener les fidèles à l’adoration du Dieu du ciel et aux hommes pour lesquels il a fait la terre.
Et cela de quelle manière? Nos moyens sont essentiellement au nombre de deux: la prière et la fraternité. Telles sont nos armes, humbles et efficaces. Nous ne devons pas nous laisser tenter par d’autres moyens, par des raccourcis indignes du Très-Haut, dont le nom de Paix est insulté par ceux qui croient aux raisons de la force, qui alimentent la violence, la guerre et le marché des armes, «le commerce de la mort» qui, grâce à des sommes toujours plus énormes d’argent, est en train de transformer notre maison commune en un grand arsenal. Combien de sombres complots et combien de douloureuses contradictions derrière tout cela! Pensons, par exemple, au nombre de personnes qui sont contraintes d’émigrer de leur terre en raison de conflits alimentés par l’achat à bon prix d’armements dépassés, pour être ensuite repérées et repoussées à d’autres frontières par des équipements militaires toujours plus sophistiqués. Et ainsi l’espérance est tuée deux fois! Eh bien, face à ces scénarios tragiques, alors que le monde poursuit les chimères de la force, du pouvoir et de l’argent, nous sommes appelés à rappeler, avec la sagesse des anciens et des pères, que Dieu et le prochain passent avant toute chose, que seules la transcendance et la fraternité nous sauvent. C’est à nous de déterrer ces sources de vie, autrement le désert de l’humanité deviendra de plus en plus aride et mortifère. Surtout, c’est à nous de témoigner, plus par des actes que par des paroles, que nous croyons à ces deux vérités. Nous avons une grande responsabilité devant Dieu et devant les hommes, et nous devons être des modèles exemplaires de ce que nous prêchons, non seulement à nos communautés et chez nous — cela ne suffit plus — mais au monde unifié et globalisé. Nous, qui descendons d’Abraham, père dans la foi des nations, nous ne pouvons pas seulement avoir à cœur «les nôtres» mais, toujours plus unis, nous devons nous adresser à toute la communauté humaine qui habite la Terre.
Parce que tout le monde se pose, au moins dans le secret de son cœur, les mêmes grandes questions: qui est l’homme, pourquoi la souffrance, le mal, la mort, l’injustice, qu’y a-t-il après cette vie? Chez beaucoup, anesthésiés par un matérialisme pratique et un con-sumérisme paralysant, ces mêmes questions sommeillent; tandis que chez d’autres, elles sont réduites au silence par les fléaux inhumains de la faim et de la pauvreté. Regardons la faim et la pauvreté d’aujourd’hui! Que notre incurie, le scandale de s’engager dans autre chose que l’annonce du Dieu qui donne la paix à la vie et de la paix qui donne la vie aux hommes, ne soient pas au nombre des raisons de l’oubli de l’essentiel. Frères et sœurs, soutenons-nous-en cela, donnons une suite à notre rencontre d’aujourd’hui, marchons ensemble! Nous serons bénis par le Très-Haut et par les créatures les plus petites et les plus faibles qu’Il préfère: les pauvres, les enfants et les jeunes qui, après tant de nuits sombres, attendent l’aube de la lumière et de la paix. Merci.