C’est par la célébration eucharistique au Bahrain National Stadium qu’a commencé, le samedi 5 novembre, la troisième journée du voyage papal. Face à trente mille personnes de 111 nationalités, le Pape a présidé la Messe pour la paix et la justice, et a prononcé l’homélie suivante:
Du Messie que Dieu suscitera, le prophète Isaïe dit: «Grande sera sa puissance, et la paix n’aura pas de fin» (Is 9, 6). Cela semble être une contradiction. Sur la scène du monde nous voyons souvent que plus le pouvoir est recherché, plus la paix est menacée. En revanche, le prophète fait une annonce d’une extraordinaire nouveauté: le Messie qui vient sera effectivement puissant, mais pas à la manière d’un chef qui fait la guerre et domine les autres, mais comme le «Prince de la paix» (v. 5), comme celui qui réconcilie les hommes avec Dieu, et entre eux. La grandeur de son pouvoir n’utilise pas la force de la violence, mais la faiblesse de l’amour. Voilà la puissance du Christ: l’amour. Et à nous aussi, Il confère ce même pouvoir, le pouvoir d’aimer, d’aimer en son nom, d’aimer comme Il a aimé. Comment? De manière inconditionnelle: pas seulement lorsque les choses vont bien et que nous avons le sentiment d’aimer, mais toujours; pas seulement envers nos amis et voisins, mais envers tout le monde, même nos ennemis. Tout le monde et toujours.
Aimer toujours et aimer tout le monde: réfléchissons un peu à cela.
Tout d’abord, les paroles de Jésus (cf. Mt 5, 38-48) nous invitent aujourd’hui à aimer toujours, c’est-à-dire à demeurer toujours dans son amour, à le cultiver et à le pratiquer quelle que soit la situation dans laquelle nous vivons. Mais attention: le regard de Jésus est concret. Il ne dit pas que cela sera facile, et il ne propose pas un amour sentimental ou romantique, comme s’il n’y avait pas dans nos relations humaines des moments de conflit, ni des causes d’hostilité entre les peuples. Jésus n’est pas irénique, mais réaliste: il parle explicitement des «malfaiteurs» et des «ennemis» (v. 38.43). Il sait que dans nos relations, une lutte quotidienne existe entre l’amour et la haine; et qu’en nous aussi, chaque jour, il y a un affrontement entre la lumière et les ténèbres, entre nombre de bonnes intentions, de désirs, et cette fragilité pécheresse qui prend souvent le dessus et nous entraîne dans des œuvres mauvaises. Il sait aussi que nous faisons l’expérience, malgré beaucoup d’efforts généreux, de ne pas toujours recevoir le bien que nous attendons et, de subir au contraire le mal, parfois de manière incompréhensible. Et, encore une fois, il voit et souffre en constatant de nos jours, dans beaucoup de régions du monde, des exercices du pouvoir qui se nourrissent d’oppression et de violence, et qui cherchent à accroître leur espace en restreignant celui des autres, en imposant leur domination, en limitant les libertés fondamentales et en opprimant les faibles. Ainsi — dit Jésus — il existe des conflits, des oppressions et des inimitiés.
Face à tout cela, la question importante à se poser est celle-ci: que faire lorsque nous nous trouvons dans de telles situations? La proposition de Jésus est surprenante, elle est hardie, elle est audacieuse. Il demande aux siens le courage de prendre des risques dans une situation qui semble perdue en apparence. Il leur demande de rester toujours fidèles dans l’amour, malgré tout, même face au mal et à l’ennemi. La réaction humaine ordinaire est toujours «œil pour œil, dent pour dent»; mais cela c’est se faire justice avec les mêmes armes que le mal reçu. Jésus ose nous proposer quelque chose de nouveau, de différent, d’impensable, quelque chose qui lui est propre: «Eh bien! moi je vous dis de ne pas tenir tête au méchant: au contraire, quelqu’un te donne-t-il un soufflet sur la joue droite, tends-lui encore l’autre» (v. 39). C’est ce que le Seigneur nous demande: ne pas rêver naïvement d’un monde animé par la fraternité, mais nous engager en premier, en commençant par vivre concrètement et courageusement la fraternité universelle, en persévérant dans le bien même lorsque nous recevons le mal, en brisant la spirale de la vengeance, en désarmant la violence, en démilitarisant le cœur. L’apôtre Paul lui fait écho lorsqu’il écrit: «Ne te laisse pas vaincre par le mal, sois vainqueur du mal par le bien» (Rm 12, 21).
Par conséquent, l’invitation de Jésus ne concerne pas d’abord les grandes questions de l’humanité, mais les situations concrètes de notre vie: nos relations en famille, les relations dans la communauté chrétienne, les liens que nous cultivons dans la réalité professionnelle et sociale où nous nous trouvons. Il y aura des frictions, des moments de tension, il y aura des conflits, des divergences de vues, mais ceux qui suivent le Prince de la paix doivent toujours tendre vers la paix. Et la paix ne peut pas être rétablie si à une parole mauvaise est répondue une autre encore plus mauvais, si une gifle est suivie d’une autre. Non, il faut «désamorcer», briser la chaîne du mal, rompre la spirale de la violence, cesser de nourrir du ressentiment, cesser de se plaindre ou de s’apitoyer sur son sort. Il faut rester dans l’amour, toujours: c’est la voie de Jésus pour rendre gloire au Dieu du ciel et construire la paix sur la terre. Aimer, toujours.
Venons-en maintenant au deuxième aspect: aimer tout le monde. Nous pouvons nous engager dans l’amour, mais cela ne suffit pas si nous le cantonnons à la sphère restreinte de ceux dont nous recevons autant: nos amis, nos semblables, les membres de nos familles. Là encore, l’invitation de Jésus est surprenante car elle repousse les limites de la loi et du bon sens: aimer son prochain, ses proches est déjà laborieux, même si c’est raisonnable. En général, c’est ce qu’une communauté ou un peuple essaie de faire pour maintenir la paix en son sein: si on appartient à la même famille ou à la même nation, si on a les mêmes idées ou les mêmes goûts, si on professe les mêmes croyances, il est normal d’essayer de s’entraider et de s’aimer. Mais que se passe-t-il si celui qui est loin se rapproche de nous, si celui qui est étranger, différent ou d’une autre croyance devient notre voisin? Cette terre est, justement, une image vivante de la convivialité des diversités, une image de notre monde de plus en plus marqué par les migrations permanentes des peuples et le pluralisme des idées, des coutumes et des traditions. Il est donc important d’accueillir cette provocation de Jésus: «Car si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous? Les publicains eux-mêmes n’en font-ils pas autant?» (Mt 5, 46). Le véritable défi, pour être des enfants du Père et construire un monde de frères, c’est d’apprendre à aimer tout le monde, même son ennemi: «Vous avez entendu qu’il a été dit: “Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi”. Mais moi, je vous dis: aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent» (v. 43-44). En réalité, cela signifie choisir de ne pas avoir d’ennemis, de ne pas voir dans l’autre un obstacle à surmonter, mais un frère et une sœur à aimer. Aimer l’ennemi, c’est apporter sur terre le reflet du Ciel, c’est faire descendre sur le monde le regard et le cœur du Père qui ne fait aucune distinction, ne discrimine pas, mais «fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes» (v. 45).
Frères et sœurs, le pouvoir de Jésus c’est l’amour, et Jésus nous donne le pouvoir d’aimer ainsi, d’une manière qui nous semble surhumaine. Mais une telle capacité ne peut être uniquement le résultat de nos efforts, elle est avant tout une grâce. Une grâce qu’il faut demander avec insistance: «Jésus, toi qui m’aimes, apprends-moi à aimer comme toi. Jésus, toi qui me pardonnes, apprends-moi à pardonner comme toi. Envoie ton Esprit, l’Esprit d’amour, sur moi». Demandons-le. Parce que, souvent, nous soumettons beaucoup de demandes à l’attention du Seigneur, mais cela est essentiel pour le chrétien, savoir aimer comme le Christ. Aimer est le plus grand des dons, et nous le recevons lorsque nous faisons place au Seigneur dans la prière, lorsque nous accueillons sa présence dans sa Parole qui nous transforme et dans l’humilité révolutionnaire de son Pain rompu. Ainsi, lentement, les murs qui durcissent nos cœurs tombent et nous trouvons la joie d’accomplir des œuvres de miséricorde envers tous. Nous comprenons alors qu’une vie heureuse passe par les béatitudes, et consiste à devenir des artisans de paix (cf. Mt 5, 9).
Chers amis, aujourd’hui je voudrais vous remercier pour votre témoignage doux et joyeux de fraternité, pour être des semence d’amour et de paix sur cette terre. C’est le défi que l’Evangile lance chaque jour à nos communautés chrétiennes, à chacun d’entre nous. Et à vous, à vous tous qui êtes venus à cette célébration des quatre pays du Vicariat apostolique de l’Arabie du Nord, Bahreïn — Koweït, Qatar et Arabie Saoudite — comme des autres pays du Golfe, mais aussi d’autres territoires, j’apporte aujourd’hui l’affection et la proximité de l’Eglise universelle qui vous regarde et vous entoure d’affection, qui vous aime et vous encourage. Que la Sainte Vierge, Notre-Dame d’Arabie, vous accompagne sur votre chemin et vous garde toujours dans l’amour envers tous.