· Cité du Vatican ·

FEMMES EGLISE MONDE

L'histoire
Le choix révolutionnaire de la pauvreté à une époque “masculine”

Claire, un vœu de liberté

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05 novembre 2022

Bien que l'idéal de l'égalité d'origine cicéronienne (Omnes namque homines aequales natura sumus) ait déjà été transmis au Moyen-âge par Grégoire le Grand, dans les faits il n'en était pas ainsi — et il n'en est pas ainsi. Il y avait des riches et des pauvres, avec la circonstance aggravante qu'à cette époque de forts contrastes, de lumières éblouissantes et d'ombres très profondes, l'écart entre la richesse et la pauvreté était très large. Pour les indigents, l'hiver était terriblement froid et l'été étouffant ; pour les riches les tables étaient abondantes et succulentes, les lits douillets et plus sûrs. En réalité, on n'était égaux que devant Dieu.

Le choix de la pauvreté était — et il est, mais à cette époque encore davantage — quelque chose de radical, en particulier pour une femme comme Claire d'Assise (1194-1253), qui vécut à une époque assurément “masculine”. Nous écrivons masculine, non pas parce que des figures féminines dotées de fermeté, de pouvoir, de capacité de commandement, de possibilités et de moyens aient eu des difficultés à apparaître — les exemples seraient très nombreux: de la lombarde Théodolinde à Isabelle de Castille, en passant par Mathilde de Canossa  — mais parce que les choix de vie étaient d'une certaine manière conditionnés, freinés, combattus avec plus de véhémence par ceux qui considéraient pouvoir limiter la jouissance de ce que nous appellerions  aujourd'hui les droits sociaux et civils.

Selon son biographe Tommaso da Celano, quand le père de Claire, Favarone, apprit sa décision de se vouer à l'idéal de vie qui avait déjà séduit François, il réagit durement car il était membre de l'antique noblesse d'Assise, dont la maison de famille s'élevait sur la place San Rufino, au centre de la ville. Il ne manqua pas d'utiliser la force de la violence et le venin de promesses qui auraient pu  pousser sa fille à renoncer. Il considérait ce choix inapproprié pour une femme de ce rang. D’autre part, Claire ne s'était pas limitée à ruiner les projets paternels, qui prévoyaient un mariage sûr, destiné à la consolidation économique et sociale de la famille, mais elle se présenta intentionnellement au monastère de Saint Paul sans avoir de dot. Les personnes qui se présentaient ainsi n'étaient pas destinées aux tâches d'une moniale de chœur, mais aux humbles occupations d'une servante. Claire fut obligée de errer pendant un moment. Mais à la fin ce furent ses parents qui renoncèrent, en la voyant aussi obstinément accrochée aux nappes de l'autel, à la fermeté de la foi et à la décision, désormais prise, de devenir pour toujours une pénitente. Son choix avait été marqué, symboliquement, par le fait d'avoir coupé ses cheveux.

Claire suivit assurément l'exemple de François; elle l'avait connu, rencontré, écouté. Au début, les  sorores qui se rassemblaient à Saint Damien n'eurent d'autre Règle que les instructions données par le Poverello. L'aventure de Claire eut cependant des particularités toutes féminines. La fondatrice des clarisses créa une nouvelle Règle, la première écrite de la main d'une femme (avec l'intervention du cardinal Ugolino, il est vrai, le futur Grégoire XI) et pensée de manière spécifique pour les femmes-moniales, qui jusqu'alors avaient dû adapter les textes et les habitudes déclinées au masculin. Dans cette Règle apparaît avec une clarté absolue un élément associable à une sorte d'émancipation. La fondatrice laisse aux “pauvre recluses” une certaine liberté dans la gestion de leurs propriétés, aussi bien celles possédées avant de devenir moniales, que celles obtenues en héritage. Claire manifestait ainsi, une pleine confiance dans ses consœurs, dont la décision n'avait rien à faire avec l'obligation; c'était un choix de dévotion et de poursuite des idéaux évangéliques; c'était l'amour pour la pauvreté. Il n'y a avait pas de raison, dans cette optique, d'imposer des privations, des jeûnes, des pénitences. La paupertas s'élève donc au rang de “privilège”, et il fut reconnu comme tel par Innocent IV en 1253, peu avant la mort de Claire. Dans les faits, on défendait le droit des clarisses à ne pas recevoir de terres et de possessions en tous genres. Tous les efforts du Pape pour adoucir la dureté du vœu de pauvreté, à travers la concession de certaines propriétés, furent vains, car la propriété, comme l'a écrit  Paul Sabadier, était pour elles «une cage avec des barreaux dorés, à laquelle les pauvres alouettes sont parfois si bien habituées, qu'elles ne pensent plus à s'en enfuir pour s'élancer dans le ciel». La nouveauté du message de François et de Claire était donc d'entendre cette pauvreté au sens large, non comme une renonciation, mais comme un vœu de liberté (une pauvreté très élevée). Mais à la différence de François, qui avait renoncé à l'improviste à ses années de jeunesse dissolues pour épouser Madone Pauvreté, elle s'était distinguée dès son enfance en cherchant à soulager les souffrances des indigents. Les témoignages recueillis au cours de son procès en canonisation insistent pour rappeler que lorsqu'elle était toute jeune, habitant dans les murs d'une riche et noble demeure, elle se souciait de mettre de côté de la nourriture pour les pauvres.

L’expérience de Claire est innovatrice, mais elle n'est pas singulière. L’Ombrie est la terre d'origine de nombreuses saintes: de Scholastique de Norcia, sœur de Benoît, à Rita de Cascia. En outre,  Claire est accompagnée sur les traces du Christ par sa mère, ses sœurs et ses amies. La première, Ortolana, s'était rendue en pèlerinage en Terre Sainte. Les filles de cette dernière, Agnese et Beatrice, suivirent Claire au couvent. Ensuite, il y a son ami d'enfance, Pacifica de Guelfuccio, qui s'enfuit la première de chez elle, avec Claire, à la tombée du jour. Il ne faut pas non plus oublier Agnès de Prague, abbesse et fille de roi, avec laquelle Claire échangea une correspondance épistolaire. Et de même, toutes les sorores qui en Europe, à partir des années trente du XIIIe siècle, imitèrent l'expérience de Saint Damien. En Italie seulement, à la mort de la fondatrice, on documente plus d'un milliers de clarisses disséminées dans soixante-six couvents. Peut-on ensuite ne pas rappeler sa plus récente et regrettée biographe? Chiara Frugoni connut dans sa jeunesse, en personne, les signes de l'austérité, des privations, de la pénitence. La plume de Dacia Maraini n'a pas non plus su résister à la fascination de Claire,  qui la raconte à travers un dialogue avec une lectrice pleine d'imagination et passionnée — parfois, en vérité, irrévérencieuse — l'imagine volontaire, désobéissante, révolutionnaire.

C'est plutôt son parcours hagiographique de canonisation qui fut singulier, rapide au point de pousser  Jacques Dalarun, l'un de ses plus éminents spécialistes, à parler de  “fabrication d'une sainte”. Tommaso da Celano prépare son dossier hagiographique alors que Claire est encore en vie. On parle déjà de ses qualités dans la Vita prima  de Francesco (1228): «Claire par son nom, plus claire par sa vie, très claire par ses vertus». C'est comme telle, avec une auréole, que Giotto la représente à la fin du XIIIe siècle, dans les fresques de la basilique supérieure inspirées de la  Legenda maior de Bonaventure de Bagnoregio. Les choses étant ainsi, il n'est pas difficile de comprendre que,  deux mois à peine après sa mort, l'évêque de Spolète ait reçu du Pape la charge d'instituer le procès en canonisation qui aurait conduit, en 1255, à la bulle Clara claris praeclara meritis. Alexandre IV  et sa chancellerie soulignèrent — avec quelques jeux de mots et des artifices rhétoriques qui n'étaient pas très fins — le splendor  e la claritas  d'une expérience qui fut en réalité vécue très intimement, en pauvre recluse, entre les prières et les silences. Sa splendeur et son éclat ne l'ont pas toujours faite sortir de l'ombre de François. C'était, quoi qu'il en soit, un moyen-âge masculin. Mais, parmi les ombres, la lumière sut trouver son chemin.

Giuseppe Perta
Professeur d'Histoire médiévale,  Università degli Studi di Napoli Suor Orsola Benincasa


Le film : Chiara


L'acte révolutionnaire de sainte Claire, qui s'est dépouillée de sa noblesse et a choisi la pauvreté, est raconté au cinéma par la réalisatrice Susanna Nicchiarelli, qui a réalisé « Chiara ». Le film, interprété par Margherita Mazzucco, qui fait ses débuts au cinéma, était en compétition au 79. Festival du film de Venise, où il a reçu plusieurs distinctions : le prix « Sorriso Diverso Venezia Award », attribué aux œuvres d'intérêt social qui valorisent la diversité et protègent la fragilité des personnes ; le « Carlo Lizzani Award » attribué par un jury de commerçants ; et le « Prix Signis » promu par l'Association catholique mondiale pour la communication Signis. (Crédits Emanuela Scarpa 2022 Vivo film, Tarantula)