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Les religions traditionnelles africaines ont fait l’objet d’incompréhensions et de déformations qui persistent encore

Du mépris au respect

Two elderly followers of the Nazareth Baptist Church from the Ekuphakameni group also known as the ...
12 juillet 2022

«Aucune des races du Bassin du Nil, sans exception, ne possède de foi dans un être suprême, ni aucune forme de culte d’idolâtrie; l’obscurité de leur esprit n’est pas non plus éclaircie par un rayon de superstition. Ils ont l’esprit stagnant comme les paludes qui sont à la base de leur monde étroit». Ce jugement sévère et méprisant fut formulé par Sir Samuel Baker, explorateur britannique, à son retour dans son pays d’un voyage dans la région soudanaise du Haut-Nil, en 1866.

Sa pensée était de type colonial, influencée par une méconnaissance des cultures africaines et une vision du continent africain, pour ainsi dire, sine historia. Une interprétation que, quelques années auparavant, le philosophe allemand Georg Wilhelm Friedrich Hegel avait exprimée dans sa Philosophie de l’Histoire de 1831, quand il écrivit que l’Afrique «ne fait pas partie du monde historique, elle ne présente aucun mouvement ni développement, et ce qui s’est passé dans sa partie septentrionale appartient au monde asiatique et européen». Dans cette perspective, la marque de subordination imprimée au continent a longtemps servi, surtout dans la vieille Europe, à l’éloignement dans lequel étaient confinés des peuples africains entiers parce qu’ils étaient considérés sans écriture et sans histoire.

Voilà pourquoi les religions traditionnelles africaines elles-mêmes ont fait l’objet d’incompréhensions et de déformations considérables qui, d’une certaine manière, persistent encore aujourd’hui dans la société occidentale. Les missionnaires eux-mêmes, en pleine période coloniale, eurent de nombreuses difficultés à saisir les fondements de l’univers socio-religieux des peuples d’Afrique subsaharienne. Kipoy Pombo, professeur congolais d’anthropologie philosophique et métaphysique, qui a beaucoup écrit sur ce thème, souligne de façon pertinente à ce propos que «contrairement aux religions historiques abrahamiques monothéistes avec le judaïsme, le christianisme et l’islam, où l’on peut facilement retracer les objectifs, les caractéristiques et les modalités de la rencontre avec Dieu tels qu’ils ont été établis par l’un ou l’autre des fondateurs, en ce qui concerne les religions traditionnelles sans fondateur, dont la majorité sont privées de structures cultuelles claires, stables, et de livres sacrés, il est difficile d’en mettre en évidence les aspects doctrinaux et d’en déterminer les contenus».

L’adjectif «traditionnel», explique-t-il, ne signifie pas ici passé ou dépassé (anti-moderne), mais s’utilise ici par opposition à l’historique (au sens de datation chronologique) car la religion africaine est contemporaine de l’homme africain moderne et elle «constitue un lieu privilégié, un élément réel et central de la culture africaine».

Sans avoir la prétention d’affronter une analyse approfondie sur le thème en question, il est bon de rappeler ce qu’écrivit en 1994 le cardinal Francis Arinze, alors président du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux du Saint-Siège, dans une lettre adressée aux présidents des conférences épiscopales d’Asie, d’Amérique et d’Océanie sur l’«Attention pastorale aux religions traditionnelles». Le cardinal expliquait le terme de «Religions traditionnelles» à travers ces paroles: «Par Religions traditionnelles, nous entendons ces religions qui, contrairement aux religions mondiales qui se sont répandues dans de nombreux pays et cultures, sont demeurées dans leur environnement socio-culturel d’origine. Le terme “traditionnel” ne se réfère pas à quelque chose de statique ou d’impossible à changer, mais dénote plutôt cette matrice locale. Il n’existe pas d’accord sur un nom particulier devant être utilisé pour se référer à ces religions. Certains termes (par exemple paganisme, fétichisme) véhiculent une signification négative et, de plus, ne décrivent pas réellement le contenu de ces religions (...) Alors qu’en Afrique ces religions sont ordinairement qualifiés de “Religions traditionnelles africaines”, en Asie elles sont appelées “Religions tribales” (Folk Religions), en Amérique “Religions autochtones et Religions afro-américaines” (Native Religions and Afro-American Religions), et en Océanie “Religions indigènes” (Indigenous Religions)».

Comme disait le philosophe et anthropologue malien Amadou Hampaté Ba: «Tenter de comprendre l’Afrique et l’Africain sans l’apport des religions traditionnelles serait comme ouvrir une grande armoire vidée de son contenu le plus précieux». Dans l’Afrique sub-saharienne, en effet, le rôle de la phénoménologie religieuse traditionnelle a été et est aujourd’hui encore vital pour déterminer le modus vivendi des gens. Kipoy Pombo explique à ce propos que «la religion traditionnelle imprègne toute l’existence de la personne: sa vie privée, familiale, sociale, politique.

De sa naissance jusqu’à sa sépulture, à son entrée dans le monde de ses ancêtres, l’homme africain est entouré par les pratiques religieuses (initiations traditionnelles), tendant à assurer son équilibre personnel, à lui permettre une intégration harmonieuse dans la société, à créer un contact avec le monde invisible». John Samuel Mbiti affirme de façon très explicite: «Où que se trouve un Africain, c’est là que se trouve sa religion... c’est là que se trouve sa pensée... Il la porte avec lui dans les champs, où il sème ou cueille les produits de la terre; elle l’accompagne à une fête ou à une cérémonie funèbre, s’il étudie, elle est avec lui au cours des examens à l’école ou à l’université; si c’est un homme politique, elle l’accompagne au parlement... La religion accompagne l’individu bien avant sa naissance et bien après sa mort physique».

Il est évident que, du point de vue de l’évangélisation, le défi est lié à l’affirmation de l’inculturation qui ne peut cependant pas être séparée d’une interculturalité courageuse et exigeante, où c’est la connaissance de l’altérité qui doit prévaloir, dans un climat de dialogue ouvert et respectueux, afin de pouvoir découvrir l’immense richesse des diversités culturelles et religieuses.

D’autre part, même en présence de l’annonce de l’Evangile, de nombreux chrétiens africains ne se détachent pas des valeurs découlant de leur religion traditionnelle, car celle-ci est perçue comme une réalité quotidienne et dynamique. Pour cette raison, il est illusoire de ne pas être à l’écoute de l’expérience de l’autre, de son histoire, de sa tradition, de sa culture et de son contexte.

Comme l’avait déjà constaté en 1989 le Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux, «de nombreux chrétien, dans les moments critiques de leur vie, ont recours aux pratiques de la religion traditionnelle: aux maisons de prière, aux centres de guérison, aux “prophètes”, à la magie ou aux devins. D’autres sont attirés par les sectes ou les “églises indépendantes”, où il sentent que certains éléments de leur culture sont davantage respectés... Dans certains pays africains, des représentants de l’élite intellectuelle déclarent adhérer à la religion traditionnelle».

L’enjeu est important et, comme le souligne Kipoy Pombo, «n’oublions pas que l’évangélisation s’adresse à une personne humaine concrètement formée et implique donc une “rencontre” et un “réajustement”. Si la rencontre a lieu dans le sens de la libération de ce qui diminue l’homme et de la valorisation et du perfectionnement de ce qui était déjà valable et bon, elle réalise en lui un nouvel équilibre. Dans le cas contraire, elle provoque un “désarroi” et conduit au rejet».

Une chose est certaine: la dimension religieuse traditionnelle en Afrique subsaharienne possède une forte connotation relationnelle. Descartes écrit: «Cogito ergo sum» («Je pense, donc je suis»). Mais les Africains, selon Kipoy Pombo, préfèrent dire: «Cognatus sum ergo sum» («Je suis en relation, donc je suis») ce qui, à bien y réfléchir, est le fondement du terme Ubuntu dans les langues des peuples zulu et Xhosa. Si nous essayons de la traduire en français, nous pourrions dire: «Je suis parce que tu es» ou mieux, «une personne est une personne à cause d’autres personnes». Une sagesse ancestrale qui comprend tout et que le monde occidental devrait regarder avec respect.

Giulio Albanese