«Nous ne pouvons pas revenir à la fausse sécurité des structures politiques et économiques que nous avions auparavant». C'est l'un des passages les plus significatifs de la longue interview accordée le 1er juillet par le Pape François à Bernarda Llorente de la principale agence de presse argentine, Télam.
Le Souverain Pontife articule ses réflexions autour de grands thèmes tels que la pandémie, le soin de la maison commune, les jeunes, et son engagement en politique. Il revient également sur la place de l'Eglise en Amérique latine, la crise des institutions, le thème de la guerre, et tente enfin de faire le bilan de son pontificat. L'entretien débute sur la question centrale de la manière dont les crises sont ou ne sont pas traitées. «Le conflit est une chose fermée en soi, il cherche la solution en lui-même et s'autodétruit», soutient-il.
François dénonce ensuite la situation sanitaire actuelle sur le continent africain, privé d'un approvisionnement suffisant en vaccins. Il voit d'autres intérêts entrer en jeu dans cette gestion: «Utiliser la crise à son avantage, c'est en sortir mal et, surtout, en sortir seul», réitère-t-il. Il critique donc l'assertion selon laquelle un seul groupe peut sortir seul de la crise: il s'agit en réalité d'une illusion, d’un «salut partiel, économique, politique ou de certains secteurs du pouvoir».
Parmi les crises les plus dramatiques de notre monde figure la guerre, à laquelle l'interview consacre une large partie. La référence à l'Ukraine est explicite, mais le Pape fait également mention des tragédies au Rwanda, en Syrie, au Liban et en Birmanie. «Une guerre, malheureusement, c'est une cruauté par jour. A la guerre, on ne danse pas le menuet, on tue», souligne amèrement le Souverain Pontife, qui accuse une nouvelle fois la structure de vente d'armes qui la favorise. François revient sur le concept de «guerre juste»: «Il peut y avoir une guerre juste, il y a le droit de se défendre, mais il faut repenser la façon dont le concept est utilisé aujourd'hui», déclare-t-il, attirant une nouvelle fois l'attention sur l'importance de savoir s'écouter — même simplement dans la vie quotidienne — pour pouvoir dialoguer et dissiper toute possibilité de conflit.
Le Pape n’oublie pas la crise environnementale, évoquant l'utilisation déformée que l'Homme fait de la nature, qui, cependant, «te le fait payer». Nous sommes en quelque sorte constamment en train de gifler l'univers, explique-t-il. «Nous utilisons mal nos forces». Les préoccupations liées au réchauffement climatique l'amènent à raconter la genèse de l'encyclique Laudato si' et à souligner que la nature n'est pas vindicative mais «ne pardonne pas», si nous mettons en marche des processus dégénérés.
Les jeunes ont occupé une grande part de l’entretien, notamment sur leur désengagement politique qui semble se dessiner inexorablement: «Ils sont découragés», dit François, qui compte les accords mafieux et de corruption parmi les causes du désenchantement. D'où l'invitation du Pape à apprendre, au contraire, «la science de la politique, de la coexistence, mais aussi de la lutte politique qui nous purifie de l'égoïsme et nous fait avancer». Cependant, le Pape montre qu'il a foi dans les jeunes, même s'ils ne vont pas à la Messe: l'important est de les aider à grandir et de les accompagner, souligne-t-il. François poursuit en décrivant ce qu'il considère comme les maux de notre temps: le narcissisme, le découragement et le pessimisme, les maux de la psychologie dite en miroir. Selon lui, ils doivent se combattre par un sens de l'humour «qui rend plus humain» et par la confrontation, par la philosophie de l'altérité.
A l'approche des dix ans de son élection l'année prochaine, il a été invité à dresser le bilan de son activité sur le Trône de Pierre. Le Pape François souligne qu'il a «recueilli tout ce que les cardinaux avaient dit lors des réunions de pré-conclave». «Je ne pense pas qu'il y ait quoi que ce soit d'original de ma part, admet-il, mais j'ai commencé ce que nous avions décidé tous ensemble». C'est essentiellement le style qui a produit la nouvelle Constitution apostolique Praedicate Evangelium, résultat de huit ans et demi de travail et de consultations qui étaient déjà en préparation depuis un certain temps. L'expérience missionnaire de l'Eglise a ainsi vu le jour.
Le Pape reconnaît qu'il a une approche typiquement latino-américaine pour être une Eglise en dialogue avec le peuple de Dieu et qu'il a inévitablement imprimée au Magistère. Il conseille de lire le philosophe et anthropologue argentin Rodolfo Kusch (1922-1979), «qui a le mieux compris ce qu'est un peuple». François souligne que le peuple latino-américain a pu manifester son véritable protagonisme précisément dans la sphère religieuse, mais il n'oublie pas de mentionner les tentatives d'idéologisation que l'Eglise elle-même a eues, comme l'analyse marxiste de la réalité pour la théologie de la libération. «Il s'agissait d'une instrumentalisation idéologique, d'un chemin de libération — disons-le ainsi — de l'Eglise populaire latino-américaine. Mais les peuples sont une chose, les populismes en sont une autre», relève François. «L'Eglise latino-américaine présente dans certains cas des aspects de soumission idéologique, poursuit le Pape, il y en a eu et il y en aura encore, car c'est une limite humaine. Mais c'est une Eglise qui a su et sait de mieux en mieux exprimer sa piété populaire». Le Souverain Pontife réitère l'importance de regarder le monde à partir des périphéries existentielles et sociales, précisément à la lumière du lien entre celles-ci et les personnes. D'où l'invitation à visiter les retraités, les enfants, les quartiers, les usines, les universités, «là où se joue la vie quotidienne».
Le regard de François sur son continent d'origine est celui de quelqu'un qui le voit sur un chemin lent, de lutte, du rêve de San Martín et Bolívar, pour l'unité. «Il a toujours été victime, et le sera toujours jusqu'à ce qu'elle soit complètement libérée des impérialismes exploiteurs», souligne-t-il, tout en notant que tous les pays ont ce problème. Il appelle donc à travailler à la rencontre de «tous les peuples d'Amérique latine, au-delà des idéologies, avec la souveraineté, afin que chaque peuple se sente doté d'une identité propre et, en même temps, ait besoin de l'identité de l'autre. Ce n'est pas facile», admet-il.
En ce qui concerne l'importance de la voix du Pape François dans le monde d'aujourd'hui au niveau social et politique, il souligne la cohérence, entre ce qu'il ressent devant Dieu et les autres, qui guide ses actions et ses déclarations. Il réfléchit au fait qu'il doit faire très attention au risque de manipulation de sa pensée par les médias et donne l'exemple d'une controverse née, dans le cadre de commentaires sur la guerre en Ukraine, de l'omission de la condamnation de Poutine. Il déclare: «La réalité est que l'état de guerre est quelque chose de beaucoup plus universel, plus grave, et qu'il n'y a pas de bons et de méchants. Nous sommes tous concernés et c'est ce que nous devons apprendre».
Plus généralement, François met en garde contre les tendances médiatiques qui conduisent à la déformation de la réalité, alors que communiquer, observe-t-il, signifie «bien s'engager». Et, à cet égard, il évoque les quatre «péchés de la communication»: la désinformation (dire ce qui arrange); la calomnie (inventer au détriment d'une personne); la diffamation (attribuer à quelqu'un une pensée qui a changé entre-temps); le goût du scandale. «La communication est quelque chose de sacrée» et elle doit se faire avec «honnêteté et authenticité», souligne le Pape qui demande donc aux médias une saine objectivité, «ce qui ne veut pas dire que c'est de l'eau distillée». «Le communicateur, pour être un bon communicateur, doit être une personne correcte», dit-il.
En dernière partie d'interview, François évoque le temps du conclave, le changement de vie après son élection, mais revient aussi sur sa vie avant de devenir Pape: «C'est l'histoire d'une vie qui s'est déroulée avec beaucoup de dons de Dieu, beaucoup de manquements de ma part, confesse-t-il, beaucoup de positions pas si universelles». Dans la vie, on apprend à être universel, à être charitable, à être moins mauvais. Il parle des hauts et des bas de son parcours et est reconnaissant pour tant d'amis qui l'ont aidé, accompagné au point qu'il ne s'est jamais senti seul.
«Dans ma vie, j'ai eu des périodes rigides, où j'ai trop exigé. Puis j'ai compris que l'on ne peut pas suivre cette voie, qu'il faut savoir diriger. C'est la paternité que Dieu a». Il n'hésite pas à critiquer son attitude lorsqu'il était évêque, dans laquelle il admet avoir fait preuve d'une sévérité excessive. Il dit que la vie est belle si l'on sait attendre, comme Dieu le fait avec nous, un trait de style de Dieu qu'il mûrit avec le temps.
Antonella Palermo