Dans la matinée du dimanche 15 mai, le Pape François a célébré place Saint-Pierre la Messe de canonisation de dix bienheureux — cinq religieux et religieuses italiens, un laïc indien, un carme néerlandais, et trois français, Charles de Foucauld, César de Bus et Marie Rivier – en présence de dizaines de milliers de pèlerins. La délégation française présente à la cérémonie était conduite par le ministre de l’intérieur, M. Gérald Darmanin. Nous publions ci-dessous l’homélie prononcée au cours de la Messe:
Nous avons entendu ces paroles que Jésus confie à ses disciples, avant de passer de ce monde au Père, des paroles qui nous disent ce que signifie être chrétiens: «Comme je vous ai aimés, vous aussi aimez-vous les uns les autres» (Jn 13, 34). C’est le testament que le Christ nous a laissé, le critère fondamental pour discerner si nous sommes vraiment ses disciples ou non: le commandement de l’amour. Arrêtons-nous sur les deux éléments essentiels de ce commandement: l’amour de Jésus pour nous — comme je vous ai aimés — et l’amour qu’il nous demande de vivre — aimez-vous les uns les autres.
Tout d’abord, comme je vous ai aimés. Comment Jésus nous a-t-il aimés? Jusqu’au bout, jusqu’au don total de lui-même. Il est frappant de constater qu’il prononce ces paroles par une nuit sombre, alors que l’atmosphère du Cénacle est pleine d’émotion et d’inquiétude: émotion parce que le Maître est sur le point de dire adieu à ses disciples, inquiétude parce qu’il annonce que l’un d’entre eux va le trahir. Nous pouvons imaginer quelle douleur Jésus portait dans son âme, quelles ténèbres s’amoncelaient dans le cœur des apôtres, et quelle amertume en voyant Judas quitter la pièce pour entrer dans la nuit de la trahison, après avoir reçu la bouchée trempée pour lui par le Maître. Et c’est précisément à l’heure même de la trahison que Jésus confirme son amour pour les siens. Car, dans l’obscurité et les tempêtes de la vie, c’est cela l’essentiel: Dieu nous aime.
Cette annonce, frères, sœurs, doit être au centre de la profession et des expressions de notre foi: «Ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c’est lui qui nous a aimés» (1 Jn 4, 10). N’oublions jamais cela. Au centre, il n’y a pas notre capacité, nos mérites, mais l’amour inconditionnel et gratuit de Dieu, que nous n’avons pas mérité. Au début de notre être chrétien, il n’y a pas de doctrines ni d’œuvres, mais l’émerveillement de nous découvrir aimés, avant toute réponse de notre part. Alors que le monde veut souvent nous convaincre que nous n’avons de valeur que dans la mesure où nous produisons des résultats, l’Evangile nous rappelle la vérité de la vie: nous sommes aimés. Et c’est notre valeur: nous sommes aimés. Un maître spirituel de notre époque a écrit: «Avant même qu’un être humain puisse nous voir, nous étions vus par les yeux aimants de Dieu. Avant même que quelqu’un nous entende pleurer ou rire, nous étions entendus par notre Dieu qui est toute écoute pour nous. Avant même que quelqu’un en ce monde nous parle, la voix de l’amour éternel nous parlait déjà» ( H. Nouwen , Sentirsi amati, Brescia 1997, p. 50). Il nous a aimés le premier, il nous a attendus. Il nous aime, il continue de nous aimer. Et c’est notre identité: aimés de Dieu. C’est notre force: aimés de Dieu.
Cette vérité nous demande de nous convertir sur l’idée que nous nous faisons souvent de la sainteté. Parfois, en insistant trop sur les efforts pour accomplir de bonnes œuvres, nous avons généré un idéal de sainteté trop fondé sur nous-mêmes, sur l’héroïsme personnel, sur la capacité de renonciation, sur le sacrifice de soi pour gagner une récompense. C’est une vision parfois trop pélagienne de la vie, de la sainteté. Nous avons -ainsi fait de la sainteté un objectif inaccessible, nous l’avons séparée de la vie quotidienne au lieu de la rechercher et de l’embrasser dans le quotidien, dans la poussière de la rue, dans les efforts de la vie concrète et, comme le disait Thérèse d’Avila à ses sœurs, «parmi les casseroles de la cuisine». Etre disciples de Jésus et marcher sur le chemin de la sainteté, c’est avant tout se laisser transfigurer par la puissance de l’amour de Dieu. N’oublions pas la primauté de Dieu sur le moi, de l’Esprit sur la chair, de la grâce sur les œuvres. Parfois on donne plus de poids, plus d’importance au moi, à la chair et aux œuvres. Non: le primat de Dieu sur le moi, le primat de l’Esprit sur la chair, le primat de la grâce sur les œuvres.
L’amour que nous recevons du Seigneur est la force qui transforme notre vie: il dilate notre cœur et nous prédispose à aimer. C’est pourquoi Jésus dit — et c’est le deuxième aspect — «comme je vous ai aimés, vous devez aussi vous aimer les uns les autres». Ce comme n’est pas seulement une invitation à imiter l’amour de Jésus; il signifie que nous ne pouvons aimer que parce qu’il nous a aimés, parce qu’il donne son Esprit à nos cœurs, l’Esprit de sainteté, l’amour qui nous guérit et nous transforme. C’est pourquoi nous pouvons faire des choix et accomplir des gestes d’amour dans chaque situation et avec chaque frère et sœur que nous rencontrons, parce que nous sommes aimés et que nous avons la force d’aimer. De même que je suis aimé, je peux aimer. Toujours, l’amour que je réalise est uni à celui de Jésus pour moi: «comme ceci». Tout comme il m’a aimé, ainsi je peux aimer. La vie chrétienne est si simple, elle est si simple! Nous la rendons plus compliquée, avec tant de choses, mais elle est si simple.
Et, concrètement, qu’est-ce que cela signifie de vivre cet amour? Avant de nous laisser ce commandement, Jésus a lavé les pieds à ses disciples; après l’avoir annoncé, il s’est livré sur le bois de la croix. Aimer signifie ceci: servir et donner sa vie. Servir, c’est-à-dire ne pas faire passer ses propres intérêts en premier; se désintoxiquer des poisons de la cupidité et de la concurrence; combattre le cancer de l’indifférence et le ver de l’auto-référentialité; partager les charismes et les dons que Dieu nous a donnés. Se demander concrètement: «qu’est-ce que je fais pour les autres?». C’est aimer, et vivre le quotidien dans un esprit de service, avec amour et sans clameur, sans rien revendiquer.
Et puis donner sa vie, ce qui ne se réduit pas à offrir quelque chose, comme une partie de ses biens, aux autres, mais se donner soi-même. J’aime demander aux gens qui me demandent des conseils: «Dis-moi, tu fais l’aumône?» — «Oui, Père, je fais l’aumône aux pauvres» — «Et quand tu fais l’aumône, est-ce que tu touches la main de la personne, ou jettes-tu l’aumône et tu le fais ainsi pour te nettoyer?». Et ils rougissent: «Non, je ne touche pas». «Lorsque tu fais l’aumône, regardes-tu la personne que tu aides dans les yeux ou regardes-tu ailleurs?» — «Je ne regarde pas». Toucher et regarder, toucher et regarder la chair du Christ qui souffre dans nos frères et sœurs. C’est très important. C’est cela, donner la vie. La sainteté n’est pas faite de quelques gestes héroïques, mais de beaucoup d’amour quotidien. «Es-tu une con-sacrée ou un consacré? — ils sont nombreux, aujourd’hui, ici —. Sois saint en vivant avec joie ton engagement. Es-tu marié ou mariée? Sois saint et sainte en aimant et en prenant soin de ton époux ou de ton épouse, comme le Christ l’a fait avec l’Eglise. Es-tu un travailleur ou une femme qui travaille? Sois saint en accomplissant honnêtement et avec compétence ton travail au service de tes frères, et en luttant pour la justice de tes compagnons, pour qu’ils ne restent pas au chômage, pour qu’ils aient toujours le juste salaire. Es-tu père, mère, grand-père ou grand-mère? Sois saint en enseignant avec patience aux enfants à suivre Jésus. Dis-moi, as-tu de l’autorité? — et ici il y a tant de gens qui ont de l’autorité —. Je vous demande: as-tu de l’autorité? Sois saint en luttant pour le bien commun et en renonçant à tes intérêts personnels» (cf. Exhortation apostolique Gaudete et Exsultate, n. 14). C’est le chemin de la sainteté, si simple! Regarder toujours Jésus dans les autres.
Servir l’Evangile et les frères, offrir sa vie sans retour — c’est le secret: offrir sans retour —, sans chercher la gloire mondaine: nous sommes, nous aussi, appelés à cela. Nos compagnons de route, canonisés aujourd’hui, ont vécu la sainteté de cette manière: en embrassant leur vocation avec enthousiasme — comme prêtres, certains, comme personnes consacrées, d’autres, comme laïcs — ils se sont dépensés pour l’Evangile, ils ont découvert une joie sans comparaison et ils sont devenus des reflets lumineux du Seigneur dans l’histoire. C’est un saint ou une sainte: un reflet lumineux du Seigneur dans l’histoire. Faisons-le aussi: le chemin de la sainteté n’est pas fermé, il est universel, c’est un appel pour nous tous, il commence par le baptême, il n’est pas fermé. Faisons-le aussi, parce que chacun de nous est appelé à la sainteté, à une sainteté unique et non reproductible. La sainteté est toujours originale, comme le disait le bienheureux Carlo Acutis: la photocopie de la sainteté n’existe pas, la sainteté est originale, elle est la mienne, la tienne, celle de chacun de nous. Elle est unique et non reproductible. Oui, le Seigneur a un plan d’amour pour chacun de nous, il a un rêve pour ta vie, pour ma vie, pour la vie de chacun de nous. Que voulez-vous que je vous dise? Et portez ce plan de l’avant avec joie. -Merci.