«Bien des fois, je me suis attardé à réfléchir à la question: quel est le chemin qui conduit au plein rétablissement de l’ordre moral et social qui est violé de manière aussi barbare? La conviction à laquelle je suis parvenu en réfléchissant et en me référant à la Révélation biblique est qu’on ne rétablit pleinement l’ordre brisé qu’en harmonisant entre eux la justice et le pardon. Les piliers de la véritable paix sont la justice et cette forme particulière de l’amour qu’est le pardon». Ces paroles précises n’ont pas été prononcées par le Pape François ces jours-ci, mais par un autre Pape, saint Jean-Paul ii, il y a pas moins de vingt ans, à l’occasion du message pour la Journée mondiale de la paix du 1er janvier 2002. Il est nécessaire de le préciser car l’on pourrait en effet facilement tomber dans l’erreur de confondre l’auteur de ces paroles qui retentirent alors de façon puissante: ce message fut publié au lendemain de la tragédie des Tours jumelles, et se révèlent d’actualité aujourd’hui encore, en ces jours terribles de l’invasion de l’Ukraine. Ecrit et divulgué peu après les attentats contre l’Amérique, quand le désarroi et la terreur provoqués par cette attaque rendaient encore plus fortes, courageuses et paradoxales les paroles sur le pardon, ce message portait un titre qui dit déjà tout en soi: «Il n’y a pas de paix sans justice, il n’y a pas de justice sans pardon». Tout le reste devrait être repris et relu, non seulement par le peuple des fidèles catholiques, mais également par les autorités politiques et par qui peut collaborer à chercher et à trouver une voie pour la paix.
«Mais comment, dans les circonstances actuelles, parler de justice et en même temps de pardon comme sources et conditions de la paix?», se demandait le Pape polonais il y a -vingt ans, et il répondait qu’«on peut et on doit en parler, malgré les difficultés que comporte ce sujet, parce que, entre autres, on a tendance à penser à la justice et au pardon en termes antithétiques. Mais le pardon s’oppose à la rancune et à la vengeance, et non à la justice». Dans l’homélie des Rameaux, le Pape François a parlé de la rancœur, en réfléchissant sur le mystère de Jésus crucifié qui pardonne ses bourreaux: «Alors qu’on le crucifie, au moment le plus difficile, Jésus vit son commandement le plus difficile: l’amour des ennemis. Pensons à quelqu’un qui nous a blessés, offen-sés, déçus; quelqu’un qui nous a mis en colère, qui ne nous a pas compris ou qui n’a pas été un bon exemple. Combien de temps restons-nous à penser à ceux qui nous ont fait du mal! Tout comme nous restons à regarder à l’intérieur de nous-mêmes et à lécher les blessures qui nous ont été infligées par les autres, par la vie, par l’histoire. Jésus nous apprend aujourd’hui à ne pas en rester là, mais à réagir. A briser le cercle vicieux du mal et du regret. A réagir aux clous de la vie avec amour, aux coups de la haine avec la caresse du pardon. Mais nous, les disciples de Jésus, suivons-nous le Maître ou notre propre instinct rancunier?».
Le pardon est en effet avant tout un fait personnel, le Message de 2002 le reconnaissait également: «Le pardon réside dans le cœur de chacun avant d’être un fait social», mais, et cela est un passage fondamental: «Toutefois, la personne a une dimension sociale essentielle qui fait qu’elle tisse un réseau de relations où elle exprime ce qu’elle est: non seulement dans le bien, mais aussi malheureusement dans le mal. De ce fait, le pardon devient nécessaire également au niveau social. Les familles, les groupes, les Etats, la communauté internationale elle-même, ont besoin de s’ouvrir au pardon pour renouer les liens rompus, pour dépasser les situations stériles de condamnations réciproques, pour vaincre la tentation d’exclure les autres en leur refusant toute possibilité d’appel. La capacité de pardonner est à la base de tout projet d’une société à venir plus juste et plus solidaire. Le refus du pardon, au contraire, surtout s’il entretient la poursuite de conflits, a des répercussions incalculables pour le développement des peuples. Les ressources sont consacrées à soutenir la course aux armements, les dépenses de guerre, ou à faire face aux conséquences des rétorsions économiques. C’est ainsi que font défaut les disponibilités financières nécessaires au développement, à la paix, à la justice. De quelles souffrances l’humanité n’est-elle pas affligée parce qu’elle ne sait pas se réconcilier, quels retards ne subit-elle pas parce qu’elle ne sait pas pardonner! La paix est la condition du développement, mais une paix véritable n’est possible qu’à travers le pardon». Il est donc urgent d’élever le niveau du pardon de celui personnel à une véritable «politique du pardon»: «C’est seulement dans la mesure où l’on proclame une éthique et une culture du pardon que l’on peut aussi espérer en une “politique du pardon”, qui s’exprime dans des comportements sociaux et des institutions juridiques dans lesquels la justice elle-même puisse prendre un visage plus humain». C’est ce que disait Jean-Paul ii hier et c’est ce que dit François aujourd’hui, qui élargit le discours du pardon des rapports personnels au monde, comparé à un grand Golgotha où s’accomplit le sommet du mysterium iniquitatis mais aussi le triomphe de la miséricorde: «Quand on utilise la violence, on ne sait plus rien de Dieu, qui est Père, ni des autres, qui sont frères. On oublie pourquoi on est dans le monde, et on va jusqu’à commettre des cruautés absurdes. Nous le voyons dans la folie de la guerre, où le Christ est une fois de plus crucifié».
Dans ce conflit, comme dans les actes terroristes d’il y a vingt ans, a prévalu la logique de combattre son frère, qui n’est plus considéré comme un être humain, mais comme appartenant à ce que l’on appelle l’«axe du mal», une logique qui fait intensifie le degré du conflit, qui devient presque «métaphysique» et donc «sacré». Il faut briser dès le début cette tentation. Pour ce faire, la voie de la paix vue uniquement comme rétablissement d’un équilibre rompu peut se révéler insuffisante. Il faut un «plus», que seul le pardon peut rendre possible. Les paroles du Message de 2002, expriment une fois de plus clairement cet aspect décisif alors comme maintenant: «La vraie paix est donc le fruit de la justice, vertu morale et garantie légale qui veille sur le plein respect des droits et des devoirs, et sur la répartition équitable des profits et des charges. Mais parce que la justice humaine est toujours fragile et imparfaite, exposée qu’elle est aux limites et aux égoïsmes des personnes et des groupes, elle doit s’exercer et, en un sens, être complétée par le pardon qui guérit les blessures et qui rétablit en profondeur les rapports humains perturbés. Cela vaut aussi bien pour les tensions qui concernent les individus que pour celles qui ont une portée plus générale et même internationale. Le pardon ne s’oppose d’aucune manière à la justice, car il ne consiste pas à surseoir aux exigences légitimes de réparation de l’ordre lésé. Le pardon vise plutôt cette plénitude de justice qui mène à la tranquillité de l’ordre, celle-ci étant bien plus qu’une cessation fragile et temporaire des hostilités: c’est la guérison en profondeur des blessures qui ensanglantent les esprits. Pour cette guérison, la justice et le pardon sont tous les deux essentiels».
Que les paroles des Papes et de l’Eglise, qui nous rappellent celles de Jésus sur la croix, puissent illuminer les esprits des gouvernants et des peuples, de tous les peuples, une fois de plus rassemblés et égarés sur cette colline aux portes de Jérusalem (andrea monda).
Andrea Monda