Dans la matinée du 10 avril, Dimanche des Rameaux et de la Passion du Seigneur, le Pape François a présidé une célébration eucharistique sur la place Saint-Pierre, au cours de laquelle il a prononcé l’homélie suivante:
Sur le Calvaire, deux mentalités s’affrontent. Dans l’Evangile, en effet, les paroles de Jésus crucifié s’opposent à celles de ceux qui le crucifient. Ceux-ci répètent le même refrain: «Sauve-toi toi-même». Les chefs le disent: «Qu’il se sauve lui-même, s’il est le Messie de Dieu, l’Elu!» (Lc 23, 35). Les soldats le répètent: «Si tu es le roi des juifs, sauve-toi toi-même!» (v. 37). Et finalement, l’un des malfaiteurs, qui a écouté, répète l’idée: «N’es-tu pas le Christ? Sauve-toi toi-même!» (v. 39). Se sauver soi-même, s’occuper de soi, penser à soi; pas aux autres, mais seulement à sa santé, à son succès, à ses intérêts; à l’avoir, au pouvoir, au paraître. Sauve-toi toi-même: c’est le refrain de l’humanité qui a crucifié le Seigneur. Réfléchissons-y.
Mais à la mentalité du moi s’oppose la mentalité de Dieu; le sauve-toi toi-même se heurte au Sauveur qui s’offre lui-même. Dans l’Evangile de ce jour sur le Calvaire, Jésus prend également la parole à trois reprises, comme ses adversaires (cf. vv. 34.43.46). Mais en aucun cas il ne revendique quoi que ce soit pour lui-même; il ne se défend même pas et ne se justifie pas. Il prie le Père et fait miséricorde au bon larron. Une de ses expressions, en particulier, marque la différence avec le sauve-toi toi-même: «Père, pardonne-leur» (v. 34).
Attardons-nous sur ces mots. Quand le Seigneur les dit-il? A un moment bien précis: lors de la crucifixion, lorsqu’il sent les clous lui percer les poignets et les pieds. Essayons d’imaginer la douleur atroce que cela a provoqué. Là, dans la douleur physique la plus aiguë de la passion, le Christ demande pardon pour ceux qui le transpercent. A cet instant, on n’aurait pour seule envie que de crier toute sa colère et sa souffrance; au lieu de cela, Jésus dit: Père, pardonne-leur. Contrairement aux autres martyrs dont parle la Bible (cf. 2 M 7, 18-19), il ne fait pas de reproches aux bourreaux ni ne menace de punition au nom de Dieu, mais il prie pour les méchants. Fixé à la potence de l’humiliation, il augmente l’intensité du don, qui devient par-don.
Frères et sœurs, pensons que Dieu fait de même avec nous: lorsque nous lui faisons mal par nos actions, il souffre et n’a qu’un seul désir: pouvoir nous pardonner. Pour s’en rendre compte, regardons le Crucifié. C’est de ses blessures, de ces brèches de douleur causés par nos clous, que jaillit le pardon. Regardons Jésus sur la croix et méditons sur le fait que nous n’avons jamais reçu de meilleures paroles: Père, pardonne. Regardons Jésus sur la croix et constatons que nous n’avons jamais reçu un regard plus tendre et plus compatissant. Regardons Jésus sur la croix et réalisons que nous n’avons jamais reçu une étreinte plus aimante. Regardons le Crucifié et disons: «Merci Jésus: tu m’aimes et me pardonnes toujours, même quand j’ai du mal à m’aimer et à me pardonner».
Là, alors qu’on le crucifie, au moment le plus difficile, Jésus vit son commandement le plus difficile: l’amour des ennemis. Pensons à quelqu’un qui nous a blessés, offensés, déçus; quelqu’un qui nous a mis en colère, qui ne nous a pas compris ou qui n’a pas été un bon exemple. Combien de temps restons-nous à penser à ceux qui nous ont fait du mal! Tout comme nous restons à regarder à l’intérieur de nous-mêmes et à lécher les blessures qui nous ont été infligées par les autres, par la vie, par l’histoire. Jésus nous apprend aujourd’hui à ne pas en rester là, mais à réagir. A briser le cercle vicieux du mal et du regret. A réagir aux clous de la vie avec amour, aux coups de la haine avec la caresse du pardon. Mais nous, les disciples de Jésus, suivons-nous le Maître ou notre propre instinct rancunier? C’est une question que nous devons nous poser: suivons-nous le Maître ou suivons-nous notre instinct rancunier? Si nous voulons vérifier notre appartenance au Christ, regardons comment nous traitons ceux qui nous ont blessés. Le Seigneur nous demande de répondre, non pas selon notre ins-tinct, ou comme tout le monde le fait, mais comme il le fait avec nous. Il nous demande de briser la chaîne du «je t’aime si tu m’aimes; je suis ton ami si tu es mon ami; je t’aide si tu m’aides». Non, compassion et miséricorde pour tous, car Dieu voit en chacun un fils. Il ne nous divise pas en bons et mauvais, en amis et ennemis. C’est nous qui faisons cela, en le faisant souffrir. Pour Lui, nous sommes tous des enfants bien-aimés, qu’Il veut embrasser et pardonner. Et il en est de même dans cette invitation au banquet des noces de son fils, ce seigneur envoie ses serviteurs à la croisée des chemins et dit: «Amenez-les tous, blancs, noirs, bons et méchants, tous, bien portants, malades, tous...» (cf. Mt 22, 9-10). L’amour de Jésus est pour tous, il n’y a pas de privilèges dans ce domaine. Tous. Le privilège de chacun d’entre nous est d’être aimé, d’être pardonné.
Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font. L’Evangile souligne que Jésus «disait» (v. 34) ceci: il ne l’a pas dit une fois pour toutes au moment de la crucifixion, mais il a passé les heures sur la croix avec ces mots sur les lèvres et dans le cœur. Dieu ne se lasse jamais de pardonner. Nous devons comprendre cela, pas seulement avec notre intelligence, mais le comprendre avec le cœur: Dieu ne se fatigue jamais de pardonner, c’est nous qui nous fatiguons de lui demander pardon, mais lui ne se lasse jamais de pardonner. Il ne supporte pas jusqu’à un certain point pour ensuite changer d’avis, comme nous sommes tentés de le faire. Jésus — enseigne l’Evangile de Luc — est venu dans le monde pour nous apporter le pardon de nos péchés (cf. Lc 1, 77), et il nous a donné à la fin une instruction précise: annoncer à tous le pardon des péchés en son nom (cf. Lc 24, 47). Frères et sœurs, ne nous lassons pas du pardon de Dieu: à nous prêtres de l’administrer, à chaque chrétien de le recevoir et d’en témoigner. Ne nous lassons pas du pardon de Dieu.
Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font. Notons encore une chose. Non seulement Jésus implore le pardon, mais il en donne aussi le motif: pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font. Comment cela? Ceux qui l’ont crucifié avaient prémédité sa mise à mort, organisé son arrestation, les procès, et ils sont maintenant sur le Calvaire pour assister à sa fin. Pourtant, le Christ justifie ces personnes violentes parce qu’elles ne savent pas. C’est ainsi que Jésus se comporte avec nous: il se fait notre avocat. Il ne va pas contre nous, mais pour nous contre notre péché. Et l’argument qu’il utilise est intéressant: parce qu’ils ne savent pas, c’est l’ignorance du cœur que nous avons tous, nous pécheurs. Quand on utilise la violence, on ne sait plus rien de Dieu, qui est Père, ni des autres, qui sont frères. On oublie pourquoi on est dans le monde, et on va jusqu’à commettre des cruautés absurdes. Nous le voyons dans la folie de la guerre, où le Christ est une fois de plus crucifié. Oui, le Christ est à nouveau cloué à la croix dans les -mères qui pleurent la mort injuste de leurs maris et de leurs enfants. Il est crucifié dans les réfugiés qui fuient les bombes avec des enfants dans les bras. Il est crucifié dans les personnes âgées laissées seules pour mourir, dans les jeunes privés d’avenir, dans les soldats envoyés pour tuer leurs frères. Là, le Christ est crucifié, aujourd’hui.
Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font. Beaucoup écoutent cette phrase inouïe, mais un seul l’accueille. C’est un malfaiteur, crucifié aux côtés de Jésus. Nous pouvons imaginer que la miséricorde du Christ a suscité en lui une dernière espérance et l’a conduit à prononcer ces mots: «Jésus, souviens-toi de moi» (Lc 23, 42). Comme s’il disait: «Tout le monde m’a oublié, mais toi, tu penses aussi à ceux qui te crucifient. Avec toi, il y a donc de la place pour moi aussi». Le bon larron accueille Dieu au moment où sa vie s’achève et ainsi sa vie commence à nouveau; dans l’enfer du monde, il voit s’ouvrir le paradis: «aujourd’hui, avec moi, tu seras dans le Paradis» (v. 43). Voici le miracle du pardon de Dieu, qui -transforme la dernière requête d’un homme condamné à mort en la première canonisation de l’histoire.
Frères et sœurs, cette semaine nous accueillons la certitude que Dieu peut pardonner tout péché. Dieu pardonne à tous, il peut pardonner toute distance, changer tout pleur en danse (cf. Ps 30, 12); la certitude qu’avec le Christ il y a toujours de la place pour tout le monde; qu’avec Jésus ce n’est jamais fini, il n’est jamais trop tard. Avec Dieu, nous pouvons toujours revenir à la vie. Courage, marchons vers Pâques avec son pardon. Parce que le Christ intercède continuellement auprès du Père pour nous (cf. He 7, 25) et, en regardant notre monde violent, notre monde blessé, il ne se lasse pas de répéter — et nous le faisons maintenant dans notre cœur, en silence — de répéter: Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font.