L’Année spéciale sur saint Joseph s’est achevée le 8 décembre dernier, mais l’attention et l’amour du Pape François à l’égard de ce saint perdurent, et se développent même davantage avec les catéchèses que le Saint-Père consacre à la figure du Patron de l’Eglise universelle depuis le 17 novembre dernier. Tout au long de l’année 2021, «L’Osservatore Romano» quotidien italien, a publié tous les mois un article, repris également par le site Vatican News, sur Patris Corde, consacrant chaque numéro à un chapitre de cette lettre apostolique sur saint Joseph. Cette chronique, qui parlait des pères, mais aussi des fils et des mères engagés dans un dialogue idéal avec l’Epoux de Marie, a suscité en nous le désir d’échanger avec le Pape précisément sur ce thème de la paternité dans ses facettes, défis et complexités les plus divers. Le résultat est cet entretien dans lequel François répond à nos questions, montrant tout son amour pour la famille, sa proximité avec ceux qui connaissent la souffrance et l’accueil par l’Eglise des pères et mères qui doivent aujourd’hui affronter mille difficultés pour assurer un avenir à leurs enfants.
Saint-Père, vous avez proclamé une Année spéciale dédiée à saint Joseph, écrit une lettre apostolique «Patris Corde», et vous consacrez un cycle de catéchèses à sa figure. Que représente saint Joseph pour vous?
Je n’ai jamais caché la proximité que je ressens à l’égard de la figure de saint Joseph. Je crois que cela vient de mon enfance, de ma formation. Depuis toujours je cultive une dévotion spéciale pour saint Joseph parce que je crois que sa figure représente, de manière belle et spéciale, ce que devrait être la foi chrétienne pour chacun d’entre nous. Joseph en effet est un homme ordinaire et sa sainteté consiste précisément à être devenu saint à travers les circonstances bonnes et mauvaises qu’il a dû vivre et affronter. Nous ne pouvons en outre cacher le fait que saint Joseph dans l’Evangile, surtout dans les récits de Matthieu et de Luc, est présenté comme un protagoniste important des débuts de l’histoire du salut. En effet, les événements qui ont vu naître Jésus ont été des événements difficiles, pleins d’obstacles, de problèmes, de persécutions, d’obscurité, et Dieu, pour rencontrer son Fils qui naissait dans le monde, a placé Marie et Joseph à ses côtés. Si Marie est celle qui a donné au monde le Verbe fait chair, Joseph est celui qui l’a défendu, qui l’a protégé, qui l’a nourri et l’a fait grandir. Nous pourrions dire que nous trouvons en lui l’homme des temps difficiles, l’homme concret, l’homme qui sait prendre des responsabilités. En ce sens, s’unissent en saint Joseph deux caractéristiques. D’une part, une spiritualité marquée, qui se traduit dans l’Evangile par les récits de rêves; ces récits témoignent de la capacité de Joseph à écouter Dieu qui parle à son cœur. Seule une personne qui prie, qui a une vie spirituelle intense, peut aussi avoir la capacité de distinguer la voix de Dieu au milieu des nombreuses voix qui nous habitent. A côté de cette caractéristique, il y en a une autre: Joseph est l’homme concret, c’est-à-dire l’homme qui affronte les problèmes avec un sens pratique extrême, et face aux difficultés et aux obstacles, il n’adopte jamais une position de victime. Au contraire, il se place toujours dans la perspective de réagir, de répondre, de faire confiance à Dieu et de trouver une solution créative.
En ce moment de grande épreuve, cette attention renouvelée à saint Joseph, revêt un sens particulier?
La période que nous vivons est une période difficile marquée par la pandémie de coronavirus. Beaucoup de personnes souffrent, de nombreuses familles sont en difficulté, beaucoup de personnes sont assaillies par l’angoisse de la mort, d’un avenir incertain. J’ai pensé que, précisément dans une période aussi difficile, nous avions besoin de quelqu’un qui puisse nous encourager, nous aider, nous inspirer, pour comprendre quelle est la bonne manière d’affronter ces moments d’obscurité. Joseph est un témoin lumineux en des temps sombres. Voilà pourquoi il était juste en ce moment de lui donner de la visibilité pour nous aider à retrouver le chemin.
Votre ministère pétrinien a commencé précisément le 19 mars, jour de la fête de saint Joseph…
J’ai toujours considéré comme une délicatesse du ciel le fait de pouvoir commencer mon ministère pétrinien le 19 mars. Je crois que, d’une certaine manière, saint Joseph a voulu me dire qu’il continuerait à m’aider, à être proche de moi, et que je pouvais continuer à le considérer comme un ami vers lequel me tourner, à qui je pouvais me confier, à qui je pouvais demander d’intercéder et de prier pour moi. Mais naturellement cette relation, qui est donnée par la communion des saints, ne m’est pas réservée, je pense qu’elle peut aider à beaucoup. C’est pourquoi j’espère que l’année consacrée à saint Joseph a conduit de nombreux chrétiens à redécouvrir dans leur cœur la valeur profonde de la communion des saints, qui n’est pas une communion abstraite mais une communion concrète qui s’exprime dans une relation concrète et a des conséquences con-crètes.
Dans les articles sur «Patris Corde», publiée dans «L’Osservatore Romano» au cours de l’année spéciale consacrée à saint Joseph, nous trouvons aussi la vie du saint avec celle des pères, mais aussi des fils d’aujourd’hui. Que peuvent recevoir les enfants d’aujourd’hui, autrement dit les pères de demain, du dialogue avec saint Joseph?
On ne nés pas pères, mais assurément nous sommes tous nés fils. C’est la première chose que nous devons con-sidérer, c’est-à-dire que chacun de nous, au-delà de ce que la vie lui a réservé, est avant tout un fils, il a été confié à quelqu’un, il vient d’une relation importante qui l’a fait grandir et qui l’a conditionné pour le meilleur et pour le pire. Avoir cette relation, et reconnaître son importance dans sa propre vie, signifie comprendre qu’un jour, lorsque nous aurons la responsabilité de la vie de quelqu’un, c’est-à-dire lorsque nous devrons exercer la paternité, nous porterons avant tout en nous l’expérience que nous avons vécue personnellement. Il est donc important de pouvoir réfléchir à cette expérience personnelle afin de ne pas répéter les mêmes erreurs et de chérir les belles choses que nous avons vécues. Je suis convaincu que la relation paternelle de Joseph avec Jésus a tellement influencé sa vie que la future prédication de Jésus est pleine d’images et de références empruntées à l’imaginaire paternel. Jésus, par exemple, affirme que Dieu est Père, et cette affirmation ne peut nous laisser indifférents, surtout si l’on considère ce qu’a été son expérience personnelle de la paternité. Cela signifie que Joseph a si bien réussi en tant que père que Jésus a trouvé dans l’amour et la paternité de cet homme le plus beau point de référence à donner à Dieu. Nous pourrions dire que les enfants d’aujourd’hui qui deviendront les -pères de demain devraient se demander quels pères ils ont eu et quels pères ils veulent devenir. Ils ne doivent pas laisser leur rôle paternel être le fruit du hasard ou simplement la conséquence d’une expérience faite par le passé, mais ils doivent décider consciemment comment aimer quelqu’un, comment assumer la responsabilité de quelqu’un.
Dans le dernier chapitre de «Patris Corde», Joseph est présenté comme un père dans l’ombre. Un père qui sait être présent mais qui laisse son fils grandir librement. Cela est-il possible dans une société qui semble ne récompenser que ceux qui occupent espaces et visibilité?
L’une des plus belles caractéristiques de l’amour, et pas seulement de la paternité, est précisément la liberté. L’amour génère toujours la liberté, l’amour ne doit jamais devenir une prison, une possession. Joseph nous montre sa capacité de prendre soin de Jésus sans jamais prendre possession de lui, sans jamais vouloir le manipuler, sans jamais vouloir le distraire de sa mission. Je crois que ceci est très important pour vérifier notre capacité d’aimer et aussi notre capacité de savoir prendre du recul. Un bon père est celui qui sait se mettre en retrait au bon moment pour que son fils puisse émerger avec sa beauté, avec son unicité, avec ses choix, avec sa vocation. En ce sens, dans toute bonne relation, il est nécessaire de renoncer au désir d’imposer une image d’en haut, une attente, donc une visibilité, une occupation complète et constante de la scène par un premier rôle excessif. La caractéristique de Joseph de savoir se mettre de côté, son humilité, qui est aussi la capacité de s’effacer, est peut-être l’aspect le plus décisif de l’amour qu’il manifeste à l’égard de Jésus. En ce sens, Joseph est un personnage important, j’oserais dire essentiel dans la biographie de Jésus, précisément parce qu’à un certain moment, il sait se retirer de la scène pour que Jésus puisse briller dans toute sa vocation, dans toute sa mission. A l’image de Joseph, nous devons nous demander si nous sommes capables de savoir prendre du recul, de permettre aux autres, et surtout à ceux qui nous sont confiés, de trouver en nous un point de repère mais jamais un obstacle.
Vous avez souvent dénoncé le fait que la paternité est aujourd’hui en crise. Que peut-on faire, que peut faire l’Eglise, pour redonner de la force à la relation père-fils, qui est fondamentale pour la société?
Lorsque nous pensons à l’Eglise, nous la voyons toujours comme une Mère, et ce n’est certainement pas faux. Ces dernières années, j’ai essayé de beaucoup insister sur cette perspective, car la manière d’exercer la maternité de l’Eglise est la miséricorde, c’est-à-dire cet amour qui engendre et régénère la vie. Le pardon, la réconciliation, ne sont-ils pas un moyen par lequel nous nous relevons? N’est-ce pas un moyen par lequel nous recevons à nouveau la vie parce que nous recevons une autre chance? Il ne peut y avoir d’Eglise de Jésus Christ qu’à travers la miséricorde! Mais je pense que nous devrions avoir le courage de dire que l’Eglise ne devrait pas être seulement maternelle mais aussi paternelle. Autrement dit, qu’elle est appelée à exercer un ministère paternel non paternaliste. Et lorsque je dis que l’Eglise doit retrouver cet aspect paternel, je me réfère précisément à la capacité toute paternelle de mettre les enfants en situation de prendre leurs propres responsabilités, d’exercer leur propre liberté, de faire des choix. Si, d’une part, la miséricorde nous purifie, nous guérit, nous console, nous encourage, d’autre part, l’amour de Dieu ne se limite pas simplement à pardonner, à guérir, mais l’amour de Dieu nous pousse à prendre des décisions, à prendre le large.
Parfois la peur, plus encore en ce temps de pandémie, semble paralyser cet élan…
Oui, cette période historique est une période marquée par l’incapacité de prendre de grandes décisions dans sa vie. Très souvent, nos jeunes ont peur de décider, de choisir, de se mettre en jeu. Une Eglise est telle non seulement quand elle dit oui ou non, mais surtout quand elle encourage et rend possible les grands choix. Et chaque choix comporte toujours des conséquences et des risques, mais parfois, par peur des conséquences et des risques, nous demeurons paralysés et nous n’arrivons pas à faire ou à décider quoi que ce soit. Un vrai père ne te dit pas que tout ira toujours bien, mais que même si tu seras dans une situation où les choses ne vont pas bien, tu pourras affronter et vivre ces moments, et même ces échecs, dans la dignité. Une personne mûre se reconnaît non pas à ses victoires, mais à la façon dont elle sait vivre un échec. C’est précisément dans l’expérience de la chute et de la faiblesse que l’on reconnaît le caractère d’une personne.
La paternité spirituelle est très importante pour vous. De quelle façon les prêtres peuvent-ils être des pères?
Nous disions tout à l’heure que la paternité n’est pas une chose naturelle, on ne naît pas père, tout au plus le devient-on. De la même façon, un prêtre ne naît pas déjà père, mais il doit apprendre à l’être un peu à la fois, en partant surtout du fait de se reconnaître fils de Dieu, mais également fils de l’Eglise. Et l’Eglise n’est pas un concept abstrait, c’est toujours le visage de quelqu’un, une situation concrète, quelque chose à laquelle nous pouvons donner un nom bien précis. Nous avons toujours reçu notre foi à travers la relation avec quelqu’un. La foi chrétienne n’est pas quelque chose qui peut être apprise dans les livres ou à travers de simples raisonnements, elle est au contraire toujours un passage existentiel qui passe à travers les relations. Ainsi, notre expérience de foi naît toujours du témoignage de quelqu’un. Nous devons donc nous demander de quelle façon nous vivons la gratitude à l’égard de ces personnes, et surtout si nous conservons cette capacité critique de savoir également distinguer ce qui, en revanche, a pu passer de mauvais à travers elles. La vie spirituelle n’est pas différente de la vie humaine. Si un bon père, sur le plan humain, est tel parce qu’il aide son enfant à devenir lui-même, en rendant possible sa liberté et en le poussant à prendre de grandes décisions, de la même manière, un bon père spirituel est tel non pas lorsqu’il se substitue à la conscience des personnes qui se confient à lui, non pas quand il répond aux questions que ces personnes portent dans leur cœur, non pas quand il exerce son influence sur la vie de ceux qui lui sont confiés, mais quand, de façon discrète et en même temps ferme, il réussit à indiquer la voie, fournir des clés de lectures différentes, aider dans le discernement.
Qu’est-ce qui est le plus urgent aujourd’hui pour donner de la force à cette dimension spirituelle de la paternité?
Très souvent, la paternité spirituelle est un don qui naît avant tout de l’expérience. Un père spirituel peut partager non pas tant ses compétences théoriques, mais surtout son expérience personnelle. Ce n’est qu’ainsi qu’il peut être utile à un fils. En ce moment historique, on ressent une grande urgence de relations significatives que nous pourrions définir de paternité spirituelle, mais — permettez-moi de le dire — également de maternité spirituelle, parce que ce rôle d’accompagnement n’est pas une prérogative masculine ou uniquement des prêtres. Il existe de nombreuses braves religieuses, de nombreuses femmes consacrées, mais aussi de nombreux laïcs et de nombreuses laïques qui possèdent un bagage d’expériences qu’ils peuvent partager avec d’autres personnes. Dans ce sens, le rapport spirituel est l’une de ces relations que nous devons redécouvrir avec plus de force en ce moment historique, sans jamais le confondre avec d’autres parcours de nature psychologique ou thérapeutique.
Parmi les tragiques conséquences du Covid, figure également la perte de travail de nombreux pères. Que voudriez-vous dire à ces pères en difficulté?
Je me sens très proche du drame de ces familles, de ces pères et de ces mères qui vivent une difficulté particulière, aggravée surtout par la pandémie. Je crois qu’il n’est pas facile d’affronter la souffrance de ne pas réussir à donner à manger à ses enfants, et de sentir sur ses épaules le poids de la responsabilité de la vie d’autrui. Dans ce sens, ma prière, ma proximité, mais aussi tout le soutien de l’Eglise va à ces personnes, à ces derniers. Mais je pense également à de nombreux pères, à de nombreuses mères, à de nombreuses familles qui fuient les guerres, qui sont repoussées aux frontières de l’Europe et pas seulement, et qui vivent des situations de douleur, d’injustice et que personne ne prend au sérieux ou ignore délibérément. Je voudrais dire à ces pères, à ces mères, qu’ils sont pour moi des héros, parce que je vois en eux le courage de qui risque sa vie par amour pour ses enfants, par amour pour sa famille. Marie et Joseph ont eux aussi connu cet exil, cette épreuve, en devant fuir dans un pays étranger à cause de la violence et du pouvoir d’Hérode. Leur souffrance les rend proches précisément de nos frères qui endurent aujourd’hui les mêmes épreuves. Ces pères se tournent avec confiance vers saint Joseph, en sachant que lui-même, en tant que père, a connu la même expérience, la même injustice. Et je voudrais leur dire à tous, ainsi qu’à leurs familles, de ne pas se sentir seuls! Le Pape se souvient toujours d’eux et continuera, dans la mesure du possible, à leur prêter sa voix et à ne pas les oublier.
Andrea Monda et Alessandro Gisotti