«Je suis venu ici, avec amour et respect, comme pèlerin et frère dans le Christ. Je pense à nos racines apostoliques communes et je prie l’Esprit Saint afin qu’il nous aide à parcourir ensemble ses voies»: c’est ce qu’a écrit le Pape François dans le livre d’honneur de l’archevêché orthodoxe de Grèce, en conclusion de la visite de courtoisie à Hieronymos ii et de la rencontre publique qui a suivi avec l’archevêque d’Athènes et de toute la Grèce, qui s’est déroulée en deux étapes dans la capitale grecque, dans l’après-midi du samedi 4 décembre. Arrivé en voiture de la nonciature, le Pape a été accueilli à l’entrée du palais par le protosyncelle et par deux clercs. A l’intérieur, il était attendu par Sa Béatitude avec trois de ses proches collaborateurs. Avant la rencontre privée, l’Evêque de Rome s’est arrêté en prière près de l’icône de la Vierge et a remis deux chapelets. Puis, dans la salle du trône, s’est déroulée — en présence de leurs suites respectives — le rendez-vous public, caractérisé par le baiser du livre de l’Evangile et par l’échange de dons entre les deux hommes (François a remis une copie du Codex Pauli). Nous publions ci-dessous le discours du Pape en réponse à celui de Hieronymos.
Béatitude,
«Grâce et paix de la part de Dieu» (Rm 1, 7). Je vous salue avec ces mots du grand apôtre Paul, les mêmes mots qu’avec lesquels il s’adressait aux fidèles de Rome, alors qu’il était en terre grecque. Aujourd’hui, notre rencontre renouvelle cette grâce et cette paix. En priant devant les trophées de l’Eglise de Rome, que sont les tombeaux des apôtres et des martyrs, je me suis senti poussé à venir ici en pèlerin, avec beaucoup de respect et d’humilité, pour renouveler cette communion apostolique et nourrir la charité fraternelle. Je voudrais vous remercier, Béatitude, pour les paroles que vous m’avez adressées et que je vous retourne avec affection, saluant à travers vous le clergé, les communautés monastiques et tous les fidèles orthodoxes de -Grèce.
Nous nous sommes rencontrés, il y a cinq ans, à Lesbos, dans l’urgence de l’un des plus grands drames de notre temps, celui de tant de frères et de sœurs migrants, qui ne peuvent être abandonnés dans l’indifférence et considérés uniquement comme un fardeau à gérer ou, pire encore, à déléguer à d’autres. Nous nous retrouvons aujourd’hui pour partager la joie de la fraternité et pour regarder la Méditerranée qui nous entoure, non seulement comme un lieu qui inquiète et divise, mais aussi comme une mer qui unit. Il y a peu, j’évoquais ces oliviers centenaires qui relient toutes ces terres. En pensant à ces arbres qui nous unissent, je pense aux racines que nous partageons. -Elles sont souterraines, cachées, souvent négligées, mais elles sont bien là et c’est sur elles que tout repose. Quelles sont nos racines communes qui ont traversé les siècles? Ce sont les racines apostoliques. Saint Paul les a mises en évidence en rappelant l’importance d’être «intégrés dans la construction qui a pour fondations les apôtres» (Eph 2, 20). Ces racines, qui ont poussé à partir de la semence de l’Evangile, ont commencé à porter de grands fruits précisément dans la culture hellénique: je pense aux si nombreux Pères et aux premiers grands Conciles œcuméniques.
Plus tard, malheureusement, nous avons grandi loin les uns des autres. Les poisons du monde nous ont contaminés, et l’ivraie de la suspicion a accru notre distance, et nous avons cessé de cultiver la communion. Saint Basile le Grand a dit que les vrais disciples du Christ sont «modelés uniquement que sur ce qu’ils voient en lui» (Moralia, 80, 1). A notre honte — je le reconnais au nom de l’Eglise catholique — des actions et des choix qui ont peu ou pas de rapport avec Jésus et l’Evangile, mais plutôt avec une soif de profit et de pouvoir, ont flétri la communion. Nous avons ainsi laissé les divisions compromettre la fécondité. L’histoire a du poids, et je ressens aujourd’hui le besoin de renouveler ma demande de pardon à Dieu et à mes frères pour les erreurs commises par beaucoup de catholiques. C’est cependant un grand réconfort d’être certains de savoir que nos racines sont apostoliques et que, malgré les déformations du temps, la plante de Dieu pousse et porte du fruit dans le même -Esprit. Et c’est une grâce que les uns reconnaissent les fruits des autres et d’en remercier ensemble le Seigneur.
Le fruit ultime de l’olivier est son huile, cette huile autrefois contenue dans des vases et des objets précieux, qui abondent parmi les trésors archéologiques de ce pays. L’huile a procuré la lumière qui éclairait les nuits de l’Antiquité. Pendant des millénaires, elle a été le «soleil liquide, premier état mystérieux de la flamme des lampes» (C. Boureux, Les plantes de la Bible et leur symbolique, Paris 2014, 65). Pour nous, l’huile, cher Frère, évoque l’Esprit Saint, qui mis l’Eglise au jour. Lui seul, par sa splendeur sans couchant, peut dissiper les ténèbres et éclairer nos pas sur le chemin.
Oui, car l’Esprit Saint est avant tout huile de la communion. L’Ecriture parle de l’huile qui fait briller le visage de l’homme (cf. Ps 103, 15). Combien avons-nous besoin aujourd’hui de reconnaître la valeur unique qui brille en chaque homme, en chaque frère! Reconnaître cette humanité commune est le point de départ pour édifier la communion. Mais, malheureusement — comme l’a écrit un grand théologien — «la communion semble toucher une corde sensible», un nerf à vif, non seulement dans la société, mais souvent aussi parmi les disciples de Jésus, «dans un monde chrétien nourri d’individualisme et de rigidité institutionnelle». Et pourtant, si les traditions propres, les spécificités de chacun conduisent à se retrancher et à prendre distance des autres, si «l’altérité n’est qualifiée par la communion, elle peut difficilement donner vie à une culture satisfaisante» (I. Zizioulas, Communion et altérité, Rome 2016, 16). La communion entre frères, au contraire, porte la bénédiction divine. Elle est comparée dans les Psaumes à «un baume précieux, un parfum sur la tête, qui descend sur la barbe» (Ps 132, 2). L’Esprit qui se répand dans nos esprits nous pousse à une fraternité plus intense, à nous structurer dans la communion. N’ayons donc pas peur les uns des autres, mais aidons-nous à adorer Dieu et à servir le prochain, sans faire de prosélytisme et en respectant pleinement la liberté de l’autre, car — comme l’a écrit saint Paul — «là où l’Esprit du Seigneur est présent, là est la liberté» (2 Co 3, 17). Je prie pour que l’Esprit de charité vainque nos résistances et fasse de nous des bâtisseurs de communion, car «si vraiment l’amour parvient à éliminer la peur et à la transformer en amour, alors on découvrira que ce qui sauve, c’est l’unité» (Saint Grégoire de -Nysse, Homélie 15 sur le Cantique des Cantiques). D’autre part, comment pouvons-nous témoigner au monde de la concorde évangélique si nous, chrétiens, sommes encore séparés? Comment pouvons-nous proclamer l’amour du Christ, qui rassemble les gens, si nous ne sommes pas unis entre nous? Beaucoup de pas ont été faits pour nous rapprocher. Invoquons l’Esprit de communion, afin qu’il nous guide dans ses voies et nous aide à ne pas fonder notre communion sur des calculs, des stratégies et des convenances, mais sur le seul modèle à contempler: la Sainte Tri-nité.
En second lieu, l’Esprit est huile de la sagesse: il a oint le Christ et veut inspirer les chrétiens. Dociles à sa douce sagesse, nous grandissons dans la connaissance de Dieu et nous nous ouvrons aux autres. Dans ce sens, je voudrais reconnaître l’importance que cette Eglise orthodoxe, héritière de la première grande inculturation de la foi dans la culture hellénique, consacre à la formation et à la préparation théologique. Je voudrais également rappeler la collaboration fructueuse dans le domaine culturel entre l’Apostolikí Diakonía de l’Eglise de Grèce — dont j’ai eu le plaisir de rencontrer les représentants en 2019 — et le Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens, ainsi que l’importance des symposium œcuméniques promus par la faculté de théologie orthodoxe de l’université de Thessalonique, avec l’université pontificale Antonianum de Rome. Ce sont des occasions qui ont permis d’établir des relations cordiales et d’initier des échanges utiles entre universitaires de nos différentes confessions. Je suis également reconnaissant pour la participation active de l’Eglise orthodoxe de Grèce à la Commission mixte internationale pour le dialogue théologique. Que l’Esprit nous aide à poursuive avec sagesse sur ces chemins!
Ce même Esprit est enfin huile de consolation: le Paraclet qui nous est proche, baume de nos âmes, guérison nos blessures. Il a consacré le Christ par l’onction afin qu’il annonce la bonne nouvelle aux pauvres, la délivrance aux captifs, la liberté aux opprimés (cf. Lc 4, 18). Et il nous exhorte encore à prendre soin des plus faibles et des plus pauvres, et à porter leur cause, primordiale aux yeux de Dieu, à l’attention du monde. Ici, comme ailleurs, le soutien offert aux plus démunis a été indispensable pendant les périodes les plus difficiles de la crise économique. Développons ensemble des formes de coopération dans la charité, ouvrons-nous et collaborons sur les questions éthiques et sociales pour servir les hommes de notre temps, et leur apporter la consolation de l’Evangile. En effet, l’Esprit nous appelle, aujourd’hui plus encore qu’hier, à panser les plaies de l’humanité avec l’huile de la charité.
Le Christ lui-même a demandé aux siens, à l’heure de l’angoisse, la consolation de leur proximité et de leur prière. L’image de l’huile nous conduit donc au Jardin des Oliviers. «Restez ici et veillez» (Mc 14, 34), dit Jésus. Sa requête aux apôtres était au pluriel. Aujourd’hui encore, il veut que nous veillions et priions: pour apporter la consolation de Dieu au monde et pour guérir nos relations blessées, la prière les uns pour les autres est nécessaire. Elle est indispen-sable afin d’arriver «à la nécessaire purification de la mémoire historique. Avec la grâce de l’Esprit Saint, les disciples du Seigneur, animés par l’amour, par le courage de la vérité, ainsi que par la volonté sincère de se pardonner mutuellement et de se réconcilier, sont appelés à reconsidérer ensemble leur passé douloureux et les blessures qu’il continue malheureusement à provoquer aujourd’hui encore» (S. Jean-Paul ii , Lettre encyclique Ut unum sint, n. 2)
La foi en la Résurrection, en particulier, nous incite à le faire. Les apôtres, craintifs et hésitants, se réconcilièrent avec la déchirante désillusion de la Passion lorsqu’ils virent le Seigneur ressuscité devant eux. C’est dans ses blessures, qui semblaient impossibles à guérir, qu’ils ont puisé une nouvelle espérance, une miséricorde sans précédent; un amour plus grand que leurs erreurs et leurs misères, qui les transformerait en un seul Corps, uni par l’Esprit dans la multiplicité de nombreux membres différents. Que vienne sur nous l’Esprit du Seigneur Crucifié et Ressuscité qu’il nous accorde «un regard clair et apaisé dans la vérité, vivifié par la miséricorde divine, capable de libérer les esprits et de renouveler en chacun sa disponibilité» (ibid.). Qu’il nous aide à ne pas être paralysés par la négativité et les préjugés du passé, mais à regarder la réalité avec un regard neuf. Alors, les tribulations du passé feront place aux consolations du présent, et nous serons confortés par les trésors de grâce que nous redécouvrirons chez nos frères. Nous, catholiques, nous venons de nous engager dans un chemin visant à approfondir la synodalité et nous avons le sentiment d’avoir beaucoup à apprendre de vous. Nous le souhaitons sincèrement, certains que lorsque des frères dans la foi se rapprochent, la consolation de l’Esprit descend dans les cœurs.
Béatitude, cher frère, que les nombreux et illustres saints de ces terres nous accompagnent sur ce chemin, ainsi que les martyrs, malheureusement plus nombreux aujourd’hui que par le passé. De confessions différentes sur cette terre, ils habitent ensemble dans le même Ciel. Qu’ils intercèdent pour que l’Esprit, l’huile sainte de Dieu, dans une Pentecôte renouvelée, soit répandu sur nous comme sur les apôtres dont nous descendons: qu’il allume dans nos cœurs le désir de la communion, qu’il nous éclaire de sa sagesse et nous donne l’onction de sa consolation.