En dehors et au sein du contexte de la prière, la formule « Au nom du Père » nous est si familière que nous ne sommes pas toujours enclins à nous demander pleinement raison de ce que nous disons. Nous tenons pour acquis que s'adresser à Dieu et l'appeler Père est une chose naturelle et attendue. Et dans une large mesure, c’est vrai. Mais la portée et les implications de ces mots méritent que l'on s'arrête un instant, que l'on écarquille les yeux et que l'on se pose quelques questions.
Dans la prérogative de Père attribuée à Dieu, deux trajectoires se croisent. Avant tout, il y a celle de Jésus qui révèle le visage de son Père céleste, avec lequel il est « une seule chose » (Jn 10, 30) : c’est l’annonce sur laquelle se fonde le salut, bonne nouvelle, dont Dieu lui-même avait fait la promesse dans la première alliance, jamais révoquée, en assurant être « un père pour Israël » (Jr 35, 9). Puis, il y a la trajectoire du croyant, qui accueille l’annonce et, dans la foi, reconnaît le Dieu qui sauve. Mais, désireux de donner une forme et une substance à ce Dieu, il fusionne la révélation de la part de Dieu en Jésus Christ et le sens du lien familial le plus proche de lui et l’étend par ressemblance et analogie à Dieu. Révélation et attribution s’entremêlent donc, deux mouvements convergents mais non identiques. L'un est inspiré par le désir de Dieu de se révéler lui-même comme Père, l'autre est remis avec confiance à la possibilité expressive de l'analogie, bien que toujours exposée à la fragilité de sa résistance, liée à l'expérience du lien familial. Dans le symbolisme de cet entrelacement, on peut lire en filigrane des significations et des devoirs qui nous touchent de très près.
Du fils au père
Le développement de la relation père-fils peut prendre différentes directions. Ici, nous mettons davantage l’accent sur celle qui va du fils au père. Comprendre la paternité – aussi et surtout la paternité de Dieu – à partir du fait que nous nous reconnaissons fils signifie avant tout savoir que nous ne sommes pas seuls au monde. La perspective de la filiation développe en nous la conscience d'une appartenance qui nous révèle que nous nous trouvons dans la chaîne de la générativité, qui nous introduit dans l'histoire et nous permet d'en faire partie.
La perspective de la générativité soustrait le père à l’exclusivité de sa relation avec son fils ; dans un certain sens, elle élargit les mailles de cette relation, en incluant la polarité de la dimension maternelle dans un circuit unitaire de relation parentale. C'est peut-être précisément la racine la plus profonde pour laquelle, et pas seulement aujourd’hui, on attribue aussi à Dieu la prérogative de mère.
La référence de la mystique médiévale Juliana de Norwich (1342-1416), contenue dans le chapitre 59 de son Livre des Révélations (Áncora) est célèbre, et elle a été reprise de façon semblable à une époque plus récente, notamment par des Papes tels que Jean-Paul Ier et Jean-Paul II. Certes, l’extension à la sphère maternelle est souvent chargée de significations relatives à des fonctions et à des rôles, à des attitudes et à des vertus qui, uniquement en raison d’un conditionnement culturel déformé, sont considérées comme des prérogatives exclusivement féminines, comme si c’était la seule façon de dire de Dieu qu’il est aimant dans ses soins et sensible à la fragilité de ses enfants. Le fait que Dieu soit à la fois père et mère, dans cette perspective de générativité élargie et inclusive, parachève le dessein de relation de Dieu avec le monde et avec les hommes et exprime de la façon la plus forte que le destin de l’histoire de l'homme et du monde tient au cœur de Dieu qui engendre la vie.
Le père sur le fils
L'appartenance, inscrite dans le périmètre de la paternité générative et inclusive, a une double valeur et est placée sous la menace d’un double risque. Dans la perspective du fils, elle peut dégénérer en inertie, en passivité, vidant de son contenu la prise de responsabilité, de la part de ce dernier, de se construire comme un sujet mature, capable de marcher sur ses propres jambes, autonome et relationnel pour être bien dans le monde et construire une communauté. Dans la perspective du père, l’appartenance peut stimuler le désir de posséder la vie du fils, le droit présumé de disposer de lui à travers la domination et le contrôle. L'histoire nous présente une galerie de modèles du paternel qui débordent souvent sur l’attitude du maître. La figure de la mère n’est plus évoquée comme inclusive dans l’idée de générativité, mais comme compensation de l’arrogance du père qui exprime le même désir de contrôle sur elle et ses enfants. Seuls des processus délicats et compliqués d’émancipation de ces modèles paternels dominants réussissent à restituer la dignité de personne aux femmes et aux mères et des possibilités de développement aux filles et aux fils. Ceux qui font l’expérience d’un père arrogant ne savent plus comment utiliser l’analogie du lien familial pour s’approcher de Dieu et l’appeler Père. Une conséquence tragique des relations disproportionnées père-fils est qu’il est existentiellement impossible pour ces sujets défavorisés de reconnaître le visage paternel de Dieu.
Paternité et masculinité – tout ne se déroule pas sans problèmes
Derrière tout cela, il y a une fausse idée de la masculinité, considérée comme normative dans la façon d’accomplir son rôle d’homme et dans le désir d’exercer un contrôle et une domination pour diriger le monde. En réalité, ce n’est rien d’autre qu’une masculinité toxique, dont les expressions ne sont pas rares et toutes tristement colorées de teintes sombres, souvent salies par la violence, marquées par le sang et la mort. Ces modèles de paternité ne se prêtent pas à la médiation pour entrer dans l’analogie avec la paternité de Dieu, qui, au contraire, parle le langage de l’attention, du respect de l’altérité de l’autre, de la reconnaissance du droit à devenir soi-même, à travers la construction de son propre projet de vie. Le chemin de libération de la paternité des entraves de la masculinité toxique est long et difficile, et quiconque est prêt à l’entreprendre doit savoir que non seulement il crée des conditions de vie plus humaines pour chaque fille et chaque fils ; non seulement il enrichit leur humanité et rachète leur masculinité, mais il restitue à Dieu la luminosité reconnaissable de son véritable visage de Père.
Et si Jésus de Nazareth met en garde : « N’appelez personne votre "père" sur la terre » (Mt 23,9), ce n’est certainement pas pour miner les liens familiaux, mais sans doute seulement pour nous dire que l’on ne peut être père et mère qu’en rendant transparente et contagieuse la manière d’être de Dieu. C’est pourquoi nous pouvons et devons encore oser l’appeler Père.
Antonio Autiero
Professeur émérite de théologie morale – Université de Münster (Allemagne)