A l’occasion du 50e anniversaire de l’institution du Conseil des conférences épiscopales d’Europe ( ccee ), le Pape a célébré une Messe dans la soirée du jeudi 23 septembre avec les participants à l’assemblée plénière de l’organisme réuni à Rome jusqu’au dimanche 26 septembre. Le cardinal Bagnasco, président du ccee était absent car malade du covid. Ont concélébré autour du Saint-Père, les vice-présidents, le cardinal anglais Nichols et l’archevêque polonais Gądecki. Nous publions ci-dessous l’homélie prononcée par François:
Il y a trois verbes que la Parole de Dieu nous offre aujourd’hui et qui nous interpellent en tant que chrétiens et pasteurs en Europe: réfléchir, reconstruire, voir.
Réfléchir c’est ce que le Seigneur nous invite tout d’abord à faire par la parole du prophète Aggée: réfléchissez bien sur votre comportement. Il le dit deux fois au peuple (cf. Ag 1, 5.7). Sur quels aspects de son comportement le peuple de Dieu devait-il réfléchir? Ecoutons ce que nous dit le Seigneur: «Et pour vous, est-ce bien le temps d’être installés dans vos maisons luxueuses, alors que ma Maison est en ruine?» (v. 4). Le peuple, revenu d’exil, s’était préoccupé de reconstruire ses habitations. Et maintenant il se contente de rester confortable et tranquille à la maison, alors que le temple de Dieu est en ruines et que personne ne le réédifie. Cette invitation à réfléchir nous interpelle: en effet, aujourd’hui aussi en Europe, nous chrétiens avons la tentation de nous contenter de rester tranquillement dans nos structures, dans nos maisons et nos églises, dans nos sécurités données par les traditions, dans l’établissement d’un certain consensus, tandis que tout autour les églises se vident et que Jésus est de plus en plus oublié.
Réfléchissons: combien de personnes n’ont plus faim et soif de Dieu! Ce n’est pas parce que nous sommes mauvais, non, mais parce que personne ne leur donne l’appétit de la foi ni ne ravive cette soif qui est dans le cœur de l’homme: cette «soif inhérente et perpétuelle» dont parle Dante (Paradis, II, 19) et que la dictature du consumérisme, une dictature -légère mais suffocante, essaye d’éteindre. Beaucoup sont portés à satisfaire uniquement les besoins matériels, mais pas le manque de Dieu. Et nous nous en soucions certainement, mais à quel point nous en soucions-nous vraiment? Il est facile de juger celui qui ne croit pas, il est commode de lister les raisons de la sécularisation, du relativisme et de tant d’autres –ismes. Mais, dans le fond, c’est stérile. La Parole de Dieu nous invite à réfléchir sur nous-mêmes: ressentons-nous de l’affection et de la compassion pour ceux qui n’ont pas eu la joie de rencontrer Jésus ou qui l’ont perdue? Sommes-nous tranquilles parce que dans le fond il ne nous manque rien pour vivre ou bien sommes-nous préoccupés de voir tant de frères et sœurs loin de la joie de Jésus?
Le Seigneur, par le prophète Aggée, demande à son peuple de réfléchir sur un autre sujet. Il dit: «vous mangez, mais sans être rassasiés; vous buvez, mais sans être désaltérés; vous vous habillez, mais sans vous réchauffer» (v. 6). En somme, le peuple avait ce qu’il voulait et n’était pas heureux. Qu’est-ce qui lui manquait? Jésus nous le suggère, avec des mots qui semblent reprendre ceux d’Aggée: «J’avais faim, et vous ne m’avez pas donné à manger; j’avais soif, et vous ne m’avez pas donné à boire, […] j’étais nu, et vous ne m’avez pas habillé» (Mt 25, 42-43). Le manque de charité cause le malheur, parce que seul l’amour rassasie le cœur. Seul l’amour rassasie le cœur. Enfermés dans l’intérêt pour leurs propres affaires, les habitants de Jérusalem avaient perdu la saveur de la gratuité. C’est peut-être aussi notre problème: se concentrer sur les différentes positions dans l’Eglise, sur les débats, les agendas et les stratégies, et perdre de vue le véritable programme, celui de l’Evangile: l’élan de la charité, l’ardeur de la gratuité. La voie de sortie des problèmes et des fermetures est toujours celle d’un don gratuit. Il n’y en a pas d’autre. Réfléchissons-y.
Et après avoir réfléchi, il y a le second passage: reconstruire. «Reconstruisez ma maison», demande Dieu par le prophète (Ag 1, 8). Et le peuple reconstruit le temple. Il arrête de se contenter d’un présent tranquille et travaille pour l’avenir. Et puisqu’il y avait des gens qui étaient contre, le Livre des Chroniques nous dit qu’ils travaillaient avec une main sur les pierres, pour construire, et l’autre main sur l’épée, pour défendre ce processus de reconstruction. Ça n’a pas été facile de reconstruire le temple. C’est ce dont a besoin la construction de la maison commune européenne: quitter les facilités de l’immédiat pour revenir à la vision clairvoyante des pères fondateurs, une vision — je dirais — prophétique et d’ensemble, parce que eux n’ont pas cherché le consensus du moment mais rêvaient le futur de tous. C’est ainsi qu’ont été construits les murs de la maison européenne et c’est seulement ainsi que l’on pourra les renforcer. Cela vaut aussi pour l’Eglise, la maison de Dieu. Pour la rendre belle et accueillante, il faut regarder ensemble l’avenir, non pas restaurer le passé. Malheureusement le «restaurationnisme» du passé qui nous tue, nous tue tous, est à la mode. Il est certain que nous devons repartir des fondations, des racines — ça oui, c’est vrai —, car c’est de là que l’on reconstruit: de la tradition vivante de l’Eglise qui se fonde sur l’essentiel, sur la bonne nouvelle, sur la proximité et sur le témoignage. C’est de là que l’on reconstruit, à partir des fondations de l’Eglise des origines et de toujours, par l’adoration de Dieu et par l’amour du prochain, pas par ses goûts particuliers, pas par les pactes et les négociations que nous pouvons faire maintenant, disons, pour défendre l’Eglise ou défendre la chrétienté.
Chers frères, je voudrais vous remercier pour ce travail de reconstruction qui n’est pas facile, et que vous poursuivez avec la grâce de Dieu. Merci pour ces cinquante premières années au service de l’Eglise et de l’Europe. Continuons, sans jamais céder au découragement et à la résignation: nous sommes appelés par le Seigneur à une œuvre splendide, à travailler pour que sa maison soit toujours plus accueillante, pour que chacun puisse y entrer et y habiter, pour que l’Eglise ait ses portes ouvertes à tous et que personne n’ait la tentation de se concentrer uniquement sur la surveillance et le changement des serrures. Les petites choses délicieuses… Et on se laisse tenter. Non, le changement va ailleurs, il vient des racines. La reconstruction va ailleurs.
Le peuple d’Israël a reconstruit le temple de ses propres mains. Les grands reconstructeurs de la foi du continent ont fait de même — pensons aux saints Patrons. Ils ont mis en jeu leur petitesse, en se fiant à Dieu. Je pense aux saints comme Martin, François, Dominique, Pio dont nous nous souvenons aujourd’hui; aux patrons comme Benoit, Cyrille et Méthode, Brigitte, Thérèse Bénédicte de la Croix. Ils ont commencé par changer leur propre vie en accueillant la grâce de Dieu. Ils ne se sont pas préoccupés des temps difficiles, de l’adversité ni des divisions, il y en a toujours eues. Ils n’ont pas perdu leur temps à critiquer ni à culpabiliser. Ils ont vécu l’Evangile, sans se préoccuper d’efficacité et de politique. Avec la force venue de l’amour de Dieu, ils ont incarné son style de proximité, de compassion et de tendresse — le style de Dieu: proximité, compassion et tendresse —; et ils ont construit des monastères, fait fructifier la terre, redonné une âme aux personnes et aux pays. Aucun programme «social» entre parenthèses, seulement l’Evangile. Et avec l’Evangile ils ont continué.
Reconstruisez ma maison. Le verbe est conjugué au pluriel. Toute reconstruction se fait ensemble, dans l’unité. Avec les autres. Il peut exister des visions différentes, mais l’unité doit toujours être gardée. Parce que si nous conservons la grâce de l’ensemble, le Seigneur construit même là où nous ne réussissons pas. La grâce de l’ensemble. C’est notre appel: être Eglise, un seul corps composé de tous. C’est notre vocation, en tant que pasteur, de rassembler le troupeau, non pas de le disperser ou de le conserver dans de beaux enclos fermés. C’est le tuer. Reconstruire, c’est devenir artisans de communion, tisseurs d’unité à tous les niveaux: non par stratégie, mais pour l’Evangile.
Si nous reconstruisons ainsi, nous donnerons la possibilité à nos frères et sœurs de voir. C’est le troisième verbe, par lequel se conclut l’Evangile d’aujourd’hui, avec Hérode qui cherchait à «voir Jésus» (cf. Lc 9, 9). Aujourd’hui comme à l’époque on parle beaucoup de Jésus. On disait alors: «Jean le Baptiste est ressuscité d’entre les morts. […] C’est le prophète Elie qui est apparu. […] C’est un prophète d’autrefois qui est ressuscité» (Lc 9, 7-8). Tous ont apprécié Jésus, mais n’ont pas compris sa nouveauté et l’ont enfermé dans des schémas déjà vus: Jean, Elie, les prophètes… Cependant Jésus ne peut être enfermés dans les schémas de l’«ouï-dire» ou du «déjà-vu». Jésus est toujours une nouveauté, toujours. La rencontre avec Jésus t’émerveille, et si tu ne ressens pas d’émerveillement dans la rencontre avec Jésus, tu n’as pas rencontré Jésus.
Beaucoup en Europe pensent que la foi est une chose déjà vue, qui appartiendrait au passé. Pourquoi? Parce qu’ils n’ont pas vu Jésus à l’œuvre dans leurs vies. Et souvent ils ne l’ont pas vu parce que nous ne l’avons pas assez manifesté dans nos vies. Parce que Dieu se voit dans les visages et dans les gestes des hommes et des femmes transformés par sa présence. Et si les chrétiens, au lieu de rayonner la joie contagieuse de l’Evangile, proposent à nouveau des schémas religieux éculés, intellectualistes et moralistes, le peuple ne voit pas le Bon Pasteur. Il ne reconnaît pas Celui qui, amoureux de chacune de ses brebis, l’appelle par son nom et la cherche pour la mettre sur les épaules. Il ne voit pas Celui dont nous prêchons l’incroyable Passion, précisément parce qu’il n’a qu’une passion: l’homme. Cet amour divin, miséricordieux et bouleversant, est la nouveauté éternelle de l’Evangile. Et il nous demande, chers frères, des choix sages et audacieux faits au nom de la folle tendresse avec laquelle le Christ nous a sauvés. Il ne nous demande pas de démontrer, il nous demande de montrer Dieu, comme l’ont fait les saints: non pas en paroles mais avec la vie. Il demande prière et pauvreté, il demande créativité et gratuité. Aidons l’Europe d’aujourd’hui, malade de fatigue — c’est la maladie de l’Europe d’aujourd’hui —, à retrouver le visage toujours jeune de Jésus et de son épouse. On ne peut que se donner tout entier pour que cette beauté intemporelle se voie.