La divine liturgie byzantine de saint Jean Chrysostome, présidée par François au Mestská Sportova hala de Prešov, a été le moment central de la matinée du mardi 14 septembre, troisième journée du voyage papal. Au cours de la célébration, le Pape a prononcé l’homélie suivante.
«Nous — déclare saint Paul —, nous proclamons un Messie crucifié […], puissance de Dieu et sagesse de Dieu». D’un autre côté, l’apôtre ne cache pas que la croix, aux yeux de la sagesse humaine, représente tout autre chose: elle est «scandale», «folie» (1 Cor 1, 23-14). La croix était un instrument de mort, et pourtant d’elle est venue la vie. Elle était ce que personne ne voulait regarder, et pourtant elle nous a révélé la beauté de l’amour de Dieu. C’est pourquoi le Peuple saint de Dieu la vénère, et la Liturgie la célèbre en la fête d’aujourd’hui. L’Evangile de saint Jean nous prend par la main et nous aide à entrer dans ce mystère. L’évangéliste, en effet, se tient précisément là, sous la croix. Il contemple Jésus, déjà mort, pendu au bois, et il écrit: «Celui qui a vu rend témoignage» (Jn 19, 35). Saint Jean voit et témoigne.
Avant tout il y a le voir. Mais qu’est-ce que Jean a vu sous la croix? Certainement ce que les autres ont vu: Jésus, innocent et bon, mourant brutalement entre deux malfaiteurs: l’une des nombreuses injustices, l’un des nombreux sacrifices sanglants qui ne changent pas l’histoire, -l’énième preuve que le cours des événements dans le monde ne change pas. Les bons sont mis à l’écart, et les méchants gagnent et prospèrent. Aux yeux du monde, la croix est un échec. Et nous risquons de nous arrêter, nous aussi, à ce premier regard superficiel qui consiste à ne pas accepter la logique de la croix; à ne pas accepter que Dieu nous sauve en permettant au mal du monde de se déchaîner sur lui. Ne pas accepter, si ce n’est en paroles, un Dieu faible et crucifié, et rêver d’un dieu fort et triomphant. C’est une grande tentation. Combien de fois n’aspirons-nous pas à un christianisme de vainqueurs, à un christianisme triomphaliste qui ait de l’ampleur et de l’importance, qui reçoive gloire et honneur. Mais un christianisme sans la croix est mondain et devient stérile.
Saint Jean, en revanche, a vu dans la croix l’œuvre de Dieu. Il a reconnu dans le Christ crucifié la gloire de Dieu. Il a vu malgré les apparences qu’il n’est pas un perdant, mais qu’il est Dieu s’offrant volontairement pour chaque homme. Pourquoi a-t-il fait cela? Il aurait pu épargner sa vie, il aurait pu se tenir loin de notre plus misérable et cruelle histoire. En revanche, il a voulu y entrer, se plonger en elle. Il a choisi pour cela la voie la plus difficile: la croix. Parce qu’il ne doit se trouver personne sur terre qui soit désespéré au point de ne pouvoir le rencontrer, là même, dans l’angoisse, dans l’obscurité, dans l’abandon, dans le scandale de sa misère et de ses erreurs. Là justement, où l’on pense que Dieu ne peut pas être, Dieu y est. Pour sauver quiconque est désespéré, il a voulu endurer le désespoir. Pour faire sienne notre plus amère détresse, il a crié sur la croix: «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?» (Mt 27, 46; Ps 22, 1). Un cri qui sauve. Il sauve parce que Dieu a fait sien notre abandon même. Et maintenant, avec lui, nous ne sommes plus seuls, jamais.
Comment pouvons-nous apprendre à voir la gloire dans la croix? Certains saints ont enseigné que la croix est comme un livre qu’il faut ouvrir et lire pour connaître. Il ne suffit pas d’acheter un livre, d’y jeter un coup d’œil et de le mettre bien exposé à la maison. Il en va de même pour la croix: elle est peinte ou sculptée dans chaque coin de nos églises. On ne compte plus les crucifix: au cou, à la maison, dans la voiture, dans la poche. Mais cela ne sert à rien si nous ne nous arrêtons pas pour regarder le Crucifié et si nous ne lui ouvrons pas notre cœur, si nous ne nous laissons pas surprendre par ses plaies ouvertes pour nous, si notre cœur ne se gonfle pas d’émotion et si nous ne pleurons pas devant le Dieu blessé d’amour pour nous. Si nous ne faisons pas ainsi, la croix reste un livre non lu, dont on connaît bien le titre et l’auteur, mais qui n’affecte pas la vie. Ne réduisons pas la croix à un objet de dévotion, encore moins à un symbole politique, à un signe d’importance religieuse et sociale.
De la contemplation du Crucifié découle le second pas: témoigner. Si l’on plonge le regard en Jésus, son visage commence à se refléter sur le nôtre: ses traits deviennent les nôtres, l’amour du Christ nous conquiert et nous transforme. Je pense aux martyrs qui ont témoigné dans cette nation de l’amour du Christ en des temps très difficiles, quand tout con-seillait de se taire, de se mettre à l’abri, de ne pas professer la foi. Mais ils ne pouvaient pas, ils ne pouvaient pas ne pas témoigner. Combien de personnes généreuses ont souffert et sont mortes ici, en Slovaquie, à cause du nom de Jésus! Un témoignage accomplit par amour de celui qu’ils avaient longuement contemplé. Au point de lui ressembler, même dans la mort.
Mais je pense aussi à notre époque où les occasions de témoigner ne manquent pas. Ici, grâce à Dieu, personne ne persécute les chrétiens comme dans de trop nombreuses parties du monde. Mais le témoignage peut être affecté par la mondanité et la médiocrité. La croix exige au contraire un témoignage limpide. Parce que la croix ne veut pas être un drapeau à élever, mais la source pure d’une nouvelle façon de vivre. Laquelle? Celle de l’Evangile, celle des Béatitudes. Le témoin qui a la croix dans le cœur, et pas seulement au cou, ne voit personne comme un ennemi, mais il voit tout le monde comme un frère et une sœur pour lesquels Jésus a donné sa vie. Le témoin de la croix ne se souvient pas des torts du passé et ne se lamente pas du présent. Le témoin de la croix n’utilise pas les voies de la ruse et de la puissance mondaine: il ne veut pas s’imposer, lui-même et les siens, mais donner sa vie pour les autres. Il ne recherche pas ses propres avantages pour ensuite se présenter en dévot: ce serait une religion de la duplicité, non pas le témoignage du Dieu crucifié. Le témoin de la croix poursuit une seule stratégie, celle du Maître: l’amour humble. Il n’attend pas des triomphes ici-bas, parce qu’il sait que l’amour du Christ est fécond au quotidien et fait toutes choses nouvelles de l’intérieur, comme la semence tombée en terre, qui meurt et produit du fruit.
Chers frères et sœurs, vous avez vu des témoins. Vous gardez le souvenir cher des personnes qui vous ont allaités et fait grandir dans la foi. Des personnes humbles, et simples, qui ont donné la vie en aimant jusqu’au bout. Ce sont eux nos héros, les héros du quotidien, et ce sont leurs vies qui doivent changer l’histoire. Les témoins gé-nèrent d’autres témoins parce qu’ils sont des donneurs de vie. C’est ainsi que se propage la foi: non par la puissance du monde, mais par la sagesse de la croix; non par les structures, mais par le témoignage. Et aujourd’hui, le Seigneur, du silence vibrant de la croix demande à nous tous, il te demande aussi, à toi, à toi, à moi: «Veux-tu être mon témoin?».
Au Calvaire, la Sainte Mère de Dieu était avec Jean. Personne comme elle n’a vu ouvert le livre de la croix et en a témoigné à travers l’amour humble. Par son intercession, demandons la grâce de convertir le regard du cœur vers le Crucifié. Alors notre foi pourra fleurir en plénitude, alors les fruits de notre témoignage mûriront.