Adrienne von Speyr et Hans Urs von Balthasar
Bâle, automne 1940 ; sur une terrasse donnant sur le Rhin, Hans Urs von Balthasar rencontre pour la première fois Adrienne von Speyr. Ils parlent de littérature française et en particulier de Paul Claudel et de Charles Péguy, les poètes que Hans Urs von Balthasar est en train de traduire.
A cette époque, il est déjà un théologien célèbre : entré en 1929 dans la Compagnie de Jésus, Hans Urs, appelé ainsi du nom de l'un de ses ancêtres célèbres, faisait remonter sa vocation fulminante à la mort précoce de sa mère, qui l'emmenait à la Messe dans l'église des jésuites près de leur maison. Etudiant brillant, passionné de poésie allemande, amant de la musique, en particulier de Mahler, dont il exécutait des symphonies entières au piano, il traduisait Le soulier de satin de Claudel : c'est précisément à travers ce libre, centré sur un amour entre un homme et une femme privé d'éros et transformé en amitié spirituelle, qu'il devait par la suite relire et transfigurer sa relation avec Adrienne, étoile montante d'une théologie renouvelée.
Adrienne, sur ce balcon, se retrouve devant lui comme en attente d'une personne qu'elle connaît déjà. Médecin affirmée, elle a été la première femme suisse admise à la profession ; elle est mariée, sa vie spirituelle est incandescente. Enfant perspicace, intelligente : au cours de sa jeunesse, elle a profondément souffert d'un rapport conflictuel avec sa mère qui l'avait contrainte à abandonner le lycée car elle y était la seule fille. Mais c'est l'intervention de son père qui l'avait sauvée de la morosité de l'école de filles et qui lui avait permis de réintégrer sa classe de lycée, célébrée par le tonnerre d'applaudissements de la part de ses camarades de classe qui admiraient son intelligence et son courage. Ce courage qui l'avait fait se lever, quand un enseignant avait frappé un enfant au visage, et crier : « Vous voulez voir un lâche ? En voilà un ! ». Elle avait reçu le don des visions dès sa plus tendre enfance, quand son ange gardien l'avait réconfortée à propos de sa mère et lui avait appris à prier. A six ans, en revanche, Adrienne avait rencontré saint Ignace. La douce vision, survenue en 1917, de Marie entourée d'anges et de saints, devait en revanche constituer la réponse à ce qui lui manquait ; une réponse à ce Dieu austère et rigoureux du milieu protestant dans lequel elle était née et qui ne la représentait pas. En 1918, à l'âge de seize ans, après la mort soudaine de son père, son physique s'effondra à tel point que, la tuberculose ayant atteint ses deux poumons, les médecins diagnostiquèrent sa mort dans l'année.
Mais les choses étaient destinées à être différentes, et environ vingt ans plus tard, sur cette terrasse à Bâle, naît une relation si durable et féconde qu'elle renouvelle profondément la théologie de l'époque. L'entente spirituelle avec Adrienne est immédiate, comme l'écrit Hans Urs von Balthasar : « Nous avons parlé immédiatement de la prière et dès que je lui montrai qu'en disant "que ta volonté soit faite" nous ne proposons pas à Dieu notre œuvre, mais notre disponibilité à être employés à Son œuvre et à y être toujours engagés, ce fut comme si j'avais appuyé par inadvertance sur un interrupteur qui alluma soudain toutes les lumières de la pièce ». Après cette rencontre, la même année, à la fête de la Toussaint, Adrienne, sous la direction spirituelle de Hans Urs von Balthasar, reçoit le baptême catholique, au grand choc de sa famille. A partir de là, elle commence à revivre chaque année, au cours de la Semaine Sainte, la Passion du Christ. Le sentiment de solitude et la souffrance du Fils séparé du père, retentit à tel point dans ses visions de l'enfer qu'il s'imprime sur son corps sous forme de stigmates. Pour Hans Urs von Balthasar, cette impuissance extrême, incarnée dans le corps d'Adrienne, devient le fondement de sa propre théologie, car entendue comme la seule capable d'un pouvoir libérateur. Quatre ans plus tard, à partir de mai 1944, le jésuite commence à recueillir dans ses Cahiers, les mots dictés par Adrienne centrés sur l'Evangile de Jean et sur l'expérience du Samedi Saint. Pour ce faire, il apprend la sténo, traduisant fidèlement du français les illuminations, révélations dictées par une femme qui n'explique pas, mais qui voit. Hans Urs von Balthasar souligne : « Bientôt, ses dictées deviennent fluides, ses propositions si précises qu'elle-même renonce à une révision et je peux transcrire ce qu'elle dit sans difficulté. Parfois, elle tourne autour d'une idée qu'elle veut exprimer, à travers plusieurs expressions, jusqu'à ce qu'elle trouve celle exacte, et il suffit alors que celle-là seulement soit imprimée ». Cette dictée se poursuivra pendant vingt-sept ans et produira plus de soixante livres de spiritualité et de théologie signés par Adrienne. La co-fondation de la Communauté de Saint Jean date de 1945.
Pour la rédaction de ses propres textes, Hans Urs von Balthasar puise aux visions d'Adrienne, les systématise, et les greffent à sa propre pensée théologique. Cette pensée a comme centre la kénose, entendue comme définition même de Dieu dans la relation trinitaire, lieu du dépouillement réciproque des personnes divines, relation dynamique d'amour entendu comme don de soi.
Pourtant, dans le milieu fermé du catholicisme suisse, cette relation spirituelle est considérée avec suspicion, bien que l'accueil du charisme d'Adrienne ait toujours eu lieu dans le respect de l'orthodoxie. En 1950, Hans Urs von Balthasar est contraint de quitter l'ordre, cette Compagnie de Jésus qu'il définissait comme sa « patrie », à cause de l'incompréhension de ses supérieurs, préoccupés surtout par les commérages qui circulaient en ville. Adrienne est bouleversée par cette décision, se sentant responsable en personne : dans son Journal, elle écrit avoir entendu une voix lui révéler : « Ton destin est véritablement trop lourd, car il inclut le destin de Hans Urs ». Quatre ans plus tard, gravement malade, elle abandonne la pratique médicale. Elle est si malade que les médecins s'étonnent une fois de plus qu'elle survive. Mais Hans Urs reste proche d'elle, prêt encore à transcrire ses visions et à déchiffrer les figures des saints avec lesquels Adrienne s'entretient. Elle meurt à l'âge de 65 ans, le 17 septembre 1967, fête de sainte Hildegarde, mystique et médecin qu'elle vénérait.
Entre temps, Hans Urs von Balthasar qui, pour survivre, tient des conférences à travers l'Europe, est réhabilité dans l'Eglise, bien qu'il ne soit pas invité au Concile Vatican II, en en constituant l'un des « grands absents ». Il meurt le 26 juin 1988, deux jours avant le consistoire pour sa nomination comme cardinal, voulue par Jean-Paul II.
Elena Buia Rutt