Transgresser les ordres supérieurs transforme l’antique adage latin en son contraire: ubi minor maior cessat. Un exemple paradoxal de cela se trouve précisément dans les dossiers vaticans. Au cours de la seconde guerre mondiale, le gouvernement slovaque offrit la charge de conseiller d’Etat à Mgr Ján Voitaššak, évêque de Spiš, sympathisant nazi. En raison de son rôle d’évêque, il aurait dû refuser; mais il accepta, ne demandant le -consentement de Pie xii qu’ex post.
Ce n’est que l’un des épisodes qui nous sont rapportés par l’ouvrage Le bureau: les juifs de Pie
Un premier fait apparaît évident d’après les documents: pour Hitler et ses émules, la conversion au catholicisme ne modifiait pas le sang juif; se convertir afin d’être considéré comme «non aryen» n’était pas une garantie. Le Bureau savait cela, et il savait que l’Allemagne se vantait d’avoir de nombreuses imitations. La Slovaquie, par exemple, avait choisi la voie totalitaire: «Baptisés ou non — déclarait implacablement le ministre Mach —, tous les juifs devront s’en aller». Les pressions allemandes poussèrent ensuite les Hongrois à livrer aux Allemands les juifs qui cherchaient à franchir la frontière précisément de la Slovaquie. Les évêques slovaques écrivirent une dénonciation collective pleinement appuyée par le Pape. Mais, dans ce cas également, valait le contraire de l’antique adage: «Le problème, c’est que le président de la Slovaquie est un prêtre — écrivit Mgr Tardini. Que le Saint-Siège ne puisse pas arrêter Hitler, tout le monde le comprend. Mais qu’il ne puisse pas contrôler un prêtre, qui peut le comprendre?». Ubi minor maior cessat.
Il s’agissait de situations très graves dans lesquelles «les membres du Bureau ne pouvaient pas faire grand-chose pour punir les rois». Nous le constatons des dépêches de Mgr Burzio, chargé d’affaires à Bratislava, au sujet de ses entretiens avec le premier ministre Tuka: «Vaut-il la peine que je continue de rapporter à Votre Eminence le suivi de ma conversation avec un dément?». Les histoires rapportées dans ce livre doivent donc être entendues comme des histoires de personnes en fuite, mais aussi comme des histoires de tentatives, réalisées avec des forces humaines et des limites humaines, pour sauver ces vies en fuite. On rend ainsi justice face à certaines thèses superficielles, notamment récentes, à propos de l’antisémitisme de la curie de
Pie xii.
«Juifs»: tel est le nom de la série de documents rassemblés dans 170 dossiers classés par ordre alphabétique, pour un total d’environ 2.800 cas. Au Bureau, «le cardinal Maglione avait le commandement général des deux sections. On ne peut exclure que l’autre section ait eu son propre registre ou système d’archivage, ce qui signifierait que d’autres archives du Saint-Siège, comme par exemple les Archives apostoliques, contiennent un matériel similaire concernant les juifs». L’existence de la série «Juifs», que Johan Ickx appelle «la liste de Pie xii», est «la preuve tangible de l’intérêt manifesté à l’égard de personnes qui, à cause des lois raciales, n’étaient pas considérées comme des citoyens ordinaires, qu’il s’agisse de juifs ou de juifs baptisés». Il n’est pas possible de citer ici tous les «cas de juifs» signalés au Vatican. Mais on peut dire que les documents montrent clairement, comme l’écrit Johan Ickx, que les efforts du Vatican visaient «à sauver chaque être humain individuel, quelles que soient sa couleur ou ses -croyances». Deux épisodes très significatifs le prouvent, parmi ceux re-censés par l’auteur du livre.
Le premier se trouve dans le chapitre intitulé Brève histoire d’un cas très triste. Il s’agit des époux Oskar et Maria Gerda Ferenczy, catholiques autrichiens d’origine juive, émigrés d’Autriche après l’Anschluss. Avec leur fille Manon Gertrude, ils partent s’installer à Zagreb, aidés par l’archevêque de la ville, Mgr Stepinac. Mais, en 1939, les autorités locales, déjà proches du nazisme, repoussent tous les juifs étrangers, convertis ou non, vers la frontière italienne. Les Ferenczy se rendent à Abbazia, dans la province de Fiume. Au comble de la misère et du désespoir, Maria Gerda écrit à
Pie xii une première lettre, dans laquelle elle lui confesse avoir vendu sa Bible pour un morceau de pain, et avoir tenté vainement d’obtenir un passeport pour émigrer. Les documents nous informent que
Pie xii lut personnellement la lettre. Mais comment aider cette femme et sa famille? Elle n’avait exprimé aucun desiderata. Mgr Dell’Acqua fut chargé du «très triste cas» et l’évêque de Fiume, Mgr Camozzo, fut prié de s’intéresser aux Ferenczy. La situation empira fin 1939, lorsque les Ferenczy risquèrent d’être livrés aux autorités allemandes et déportés en Pologne. Dans une seconde lettre au Pape, Maria Gerda le suppliait d’éviter ce danger et renouvelait sa demande d’aide pour émigrer. Encore une fois, Mgr Dell’Acqua fut chargé de la question et l’on écrivit une -deuxième fois à Mgr Camozzo qui, mystérieusement, n’avait pas répondu à la première lettre. Cette fois-ci, on lui ordonnait de demander aux autorités italiennes un permis de séjour prolongé pour les Ferenczy. De façon inexplicable, Mgr Camozzo demeura encore silencieux. Pressentant la tragédie, Maria Gerda écrivit une troisième lettre au Pape, renouvelant ses appels. «Des Archives historiques — nous informe Johan Ickx —, il ressort que le Bureau n’a pas cessé de suivre son cas». La situation précipita avec l’arrestation d’Oskar Ferenczy et son incarcération à Fiume. Ayant appris ces nouveaux développements, le Vatican chargea Mgr Dell’Acqua de préparer une lettre pour le jésuite Tacchi Venturi, interlocuteur privilégié des autorités italiennes. Entre-temps, le 7 août, Maria Ferenczy apprit de la supérieure des sœurs de Notre-Dame de Sion que des visas pour le Brésil étaient peut-être disponibles au Vatican. Maria Gerda, dans une lettre, pria alors le Pape de lui en obtenir pour sa famille. A nouveau, l’affaire aboutit sur le bureau de Mgr Dell’Acqua. Entre-temps, dans la situation d’urgence, une aide de huit cents lires fut en-voyée aux Ferenczy. Mais c’est l’ambassade brésilienne près le Saint-
Siège qui avait le dernier mot sur les visas. Le Bureau intervint et le 19 août 1940, le cardinal Maglione put enfin annoncer à Maria Gerda Ferenczy que les visas avaient été accordés. L’affaire semblait réglée; si ce n’est que, à leur arrivée à Rio De Janeiro, on empêcha le chef de famille, Oskar Ferenczy, dont le visa était considéré comme non valide, de débarquer. C’est l’aumônier du navire qui télégraphia la nouvelle au Bureau, en lui demandant d’intervenir. Du Saint-Siège partit immédiatement un câble confirmant aux autorités brésiliennes la validité des visas. C’est ainsi que commençait pour les Ferenczy une nouvelle vie.
Le cas est symptomatique «de la façon dont les juifs baptisés se retrouvèrent littéralement piégés et écrasés entre leurs deux identités», étant donné que, au fur et à mesure que les lois raciales se durcissaient, «la distinction entre juifs et juifs baptisés disparaissait».
Un autre épisode symbolique se trouve dans le chapitre intitulé Brève histoire d’un homme ordinaire et d’une petite fille de huit ans. L’homme ordinaire (c’est ainsi qu’il aimait se définir) était Mario Finzi, engagé dans la section bolognaise de la Delasem (Délégation pour l’aide aux émigrants juifs). En août 1942, Mario Finzi écrivit directement à Pie xii, lui demandant d’intervenir par charité chrétienne «pour sauver une pauvre enfant de huit ans, menacée par la haine et la cruauté des hommes». Il s’agissait de Maja Lang, une enfant yougoslave dont le frère de dix-sept ans, Wladimir, était en résidence surveillée dans une villa de l’agent immobilier Alfonso Canova, à Sasso Marconi. Wladimir avait demandé à Mario Finzi de sauver sa petite sœur. Sa famille avait été arrêtée en Croatie et la petite fille, dont le permis pour rester en Hongrie chez une tante était désormais arrivé à échéance, risquait d’être raccompagnée à la frontière croate. Conscient des risques qu’encourait Maja, Mario Finzi élabora un plan qu’il soumit directement au Pape: faire en sorte que l’enfant rejoigne l’Italie pour être réunie avec son frère Wladimir. Mais pour obtenir cela, il fallait que le Saint-Siège s’adresse directement au ministère des affaires étrangères italien, qui pouvait charger sa légation à Budapest de s’occuper de l’affaire. «Saint-Père, je sais que ce que j’ose vous demander est beaucoup — écrivit Mario Finzi à Pie xii —; mais agir en chrétien dans un monde qui, dans une si grande mesure, est la négation du Christ, n’est pas une entreprise facile pour les hommes ordinaires». Le Vatican ne perdit pas de temps. Après avoir reçu les instructions nécessaires, en janvier 1943, le père Tacchi Venturi réussit à obtenir du Ministère de l’intérieur italien le permis d’entrée et de séjour à Sasso Marconi pour la petite Maja et pour ses parents. L’ordre des autorités italiennes semble être arrivé à temps pour sauver la vie de toute la famille. Mais à un certain moment, les traces de la petite Maja se perdent. Elle est malheureusement morte dans les camps, d’après les archives de Yad Vashem. «Quoi qu’il en soit — écrit Johan -Ickx —, son cas met en lumière une perspective intéressante», c’est-à-dire que «le docteur Finzi de Bologne con-sidérait le Pape Pie xii comme l’unique autorité encore en mesure d’intervenir avec succès dans un cas humanitaire aussi complexe et surprenant». Mario Finzi, ce jeune «homme ordinaire» connaîtra l’arrestation et la déportation à Auschwitz, la libération et enfin une mort précoce due à une maladie contractée dans le camp. Les Lang retourneront en Yougoslavie en 1945, avant de s’installer en Israël trois ans plus tard. «Avec les héros locaux de Sasso Marconi, dont la mémoire est honorée par le Yad Vashem [nda: Alfonso Canova est Juste parmi les Nations], et un juif ordinaire, Mario Finzi, victime de la terreur nazie, Pie xii et le Bureau sauvèrent une famille».
Ce livre est donc le viatique d’une nouvelle ère d’études qui balaie les préjugés idéologiques passés et récents et qui démonte l’idée selon laquelle Pie xii aurait été dans l’ignorance, et non au sommet, d’un réseau d’aides, très complexe mais aux contours clairement définis, en faveur des juifs et des réfugiés. Un grand pas, en somme, vers cette «démocratie historiographique» souhaitée par de nombreuses personnes.
Matteo Luigi Napolitano