Florentine de naissance et véronaise d’adoption, Cristina Simonelli a commencé à étudier la théologie au sein d’une expérience de partage : de 1976 à 2012, elle a en effet vécu avec les Roms, d’abord en Toscane, puis à Vérone, en rejoignant le Groupe ecclésial véronais pour les sintis et les roms, communauté de vie outre que réalité pastorale. A ce titre, elle a été présente au sein du réseau qui a soutenu ce type de pastorale de l’Eglise italienne. Elle a obtenu en 1993 le Baccalauréat en théologie à Vérone, affiliée à l’époque au Latran (PUL), en 1995 une licence en anthropologie théologique de ce qui était alors le « Studium » de théologie florentin (agrégé à l’époque à la Grégorienne-PUG), ainsi qu’un doctorat en théologie et sciences patristiques de l’Augustinianum (Rome). Elle est actuellement professeure d’histoire de l’Eglise et de théologie patristique à Vérone (Studium de théologie San Zeno, institut supérieur de sciences religieuses San Pietro Martire) et à la faculté de théologie d’Italie du Nord (Milan). Attentive à la question féminine et à la perspective du genre, elle a été associée dès sa fondation à la Coordination des théologiennes italiennes, dont elle est à présent présidente.
Je suis entrée dans un camps rom à l’âge de 20 ans, un peu par hasard et un peu par défi, et j’y suis restée 35 ans. Je voulais mettre l’Evangile à l’épreuve, dans ses frontières : parce que s’il fonctionne là, alors il fonctionne aussi au centre, ai-je pensé. Quand je l’ai dit à mon père, il m’a répondu : « Si Dieu n’existe pas, vous êtes perdus » : je ne me suis jamais sentie perdue.
Dans ma vie, je me suis sentie parfois chez moi, et parfois pas à ma place, parfois à l’aise et parfois dépaysée, depuis que j’étais une jeune fille des années soixante-dix, asymétrique, tiers-mondiste, et ayant respiré un féminisme qui faisait que je pensais ne devoir demander d’autorisation à personne. Quand, en 1975, le seuil de la majorité fut abaissé à 18 ans, un large éventail de liberté s’est ouvert à moi.
Aujourd’hui, je vis encore dans une zone sinti-rom, non plus dans un camps, mais dans la même communauté de vie, dans cet espace lointain qui m’est devenu extrêmement proche : ces 35 années sont passées comme un seul jour, comme une heure de veille dans la nuit, en citant le psaume. Sur une bande de terre où, une fois refaites les cartes, la vie commune est possible, promesse d’univers de vie et de pensée plus pacifiques.
J’aurais voulu aussi habiter en permanence les frontières de la communauté ecclésiale, parce que l’Eglise est en soi profondeur et frontière, et en étudiant l’histoire des femmes, je me suis aperçue que certaines figures de femmes partaient corps à corps avec l’Evangile, comme si elles étaient autorisées par l’Evangile. Quand je me suis demandée pourquoi, je me suis répondue qu’il arrive à la femme ce qui arrive aux minorités, même si elles ne sont pas une minorité : mais c’est la marginalisation imposée qui les unit et transforme la quantité (nous sommes en majorité) et qualité (nous sommes considérées comme secondaires). Il semble parfois que les femmes, comme les roms, sont des objets que l’Eglise traite et non des sujets ecclésiaux de pleins droits. Il n’en est rien : changeons l’idée de centre et de périphérie et on verra que nous sommes des sujets à part entière.
En 1975, sur l’onde du Concile, on travaillait beaucoup dans les paroisses, le rapport entre le Nord et le Sud du monde me passionnait, j’avais passé un an dans une communauté de missionnaires mais cela ne me suffisait plus. Je voulais aller en Afrique, je ne pensais pas encore aux roms. Je les voyais dans la rue et ils me frappaient par leur différence et leur fierté, mais rien de plus.
A présent, à qui me demande toujours et uniquement cela, ma vie avec les roms, je réponds, comme le faisait une amie, avec un passage de Saint-Exupéry : « Bien sûr, ma rose à moi, un passant ordinaire croirait qu'elle vous ressemble. Mais à elle seule elle est plus importante que vous toutes, puisque c'est elle que j'ai arrosée. Puisque c'est elle que j'ai mise sous globe. Puisque c'est elle que j'ai abritée par le paravent. Puisque c'est elle dont j'ai tué les chenilles. Puisque c'est elle que j'ai écoutée se plaindre, ou se vanter, ou même quelquefois se taire. Puisque c'est ma rose ». Oui, eux sont ma rose.
Dans la théologie aussi, domaine traditionnellement masculin, je suis à l’aise, mais aussi un peu comme si je n’étais pas à ma place : c’est un monde qui me permet de mêler des langages divers, parfois même très stimulant, au point de m’apparaître comme une sorte de principe heuristique, une façon d’être au monde, d’habiter la ville et aussi l’église, selon le principe de la mule : « la mule, (...) s’obstinait, comme pour le contrarier, à tenir toujours le côté du dehors, à mettre les pieds tout à fait sur le bord du chemin ; et don Abbondio voyait presque perpendiculairement au-dessous de lui un saut périlleux à faire, ou, selon son idée, un véritable précipice. "Et toi aussi, disait-il intérieurement à sa bête, tu as ce détestable goût d’aller chercher les périls, quand il y a tant de place pour s’en tenir à l’écart !" ».
Comme pour la théologie, quand je suis entrée dans le camps rom à l’âge de 20 ans, ce ne fut pas par affinité spontanée, mais par choix, même si à cette époque, ce n’est pas moi qui ai choisi, mais un ami, Sergio. Nous avions déjà rencontré une communauté de sintis en Toscane, et lui avait connu une famille et baptisé une enfant, il était devenu pour eux un parrain, presque un parent.
Cela commença par une invitation de Giuseppina, la mère de la petite fille : « Venez ici, il y a de la place » Et ainsi, nous avons été catapultés dans ce monde, comme si c’était l’aube du premier jour du monde.
Il faut tout apprendre. A vivre dans une roulotte, et à marcher sur la pointe des pieds. A prier dans leur sanctuaire et eux dans ton église ; à soutenir les regards des maîtresses qui te recouvrent toi aussi du même voile de méfiance que ces familles qui ne veulent pas être « normales ».
Le fait de me sentir mal à l’aise et jamais à ma place m’a beaucoup aidée. Au début, c’est comme un voyage à l’étranger, tu gardes les oreilles et les yeux bien ouverts, tu dois apprendre les façons de parler, la courtoisie qui suit d’autres canons, et à la fin, c’est comme l’expression que l’on prononce dans le mariage : « Je promets de t’aimer et de t’honorer toute la vie » Les honorer n’est pas un détail, cela a parfois été un sacrifice ; et il n’est pas dit que tout fonctionne à la perfection.
L’une de nos compagnes de la communauté véronaise racontait que pour sa part, bien que de tradition intellectuelle, elle n’avait pas touché un livre pendant des années, parce que cela aurait été comme se placer sur un autre plan. Aucun d’entre nous ne lisait rien. Puis, quand nous avons enfin commencé à lire et moi à étudier, notre vie est devenue plus appropriée, à l’aise, plus libre.
J’ai foulé ces terres, j’ai habité ces mondes, pour les comprendre. Et j’ai partagé la vie, les naissances, les mariages, les difficultés, les préjugés. Ce sont eux, les roms, mais surtout les femmes, les romnia, les principales victimes de la discrimination ; avec elles et pour elles tu traverses une autre frontière qui est celle du racisme parce que, après la disparition des sorcières et de l’antisémitisme, ce sont sans doute les gitanes qui enlevaient les enfants qui ont nourri l’hystérie dont la société a besoin et que l’altérité interprétée comme menaçante a toujours bien approvisionnée.
L’intolérance et le racisme n’ont pas disparu, et ils touchent aussi les églises. Dans la deuxième moitié du XXe siècle, période du Concile, est apparue une forme de partage de la réalité rom fondée sur son estime, de petites communautés ecclésiales la vivaient – et la vivent encore – et ont développé une ministérialité ample et inclusive. Les petites communautés – d’hommes et de femmes, de laïcs et de prêtres, de religieuses et de frères – ont de nombreux liens : avec la CEI et avec des institutions ecclésiales européennes et mondiales : tout le contraire des frontières !
Actuellement, l’existence d’associations roms, au niveau culturel et politique, ouvre de nouveaux horizons.
Les uns face aux autres, nous apprenons qui nous sommes : et au cours de ces années de vie dans les camps roms, nous avons pu nous regarder nous-mêmes dans un miroir. Cette idée du miroir peut être également utilisée pour le rapport « Eglises/Roms » : en effet, il ne s’agit pas seulement de le décrire d’un point de vue pastoral, mais de se demander quels défis et quelles images d’Eglise en découlent. En 1965, à Pomezia, Paul VI a dit aux pèlerins : « Vous n’êtes pas aux marges de l’Eglise, mais sous certains aspects, vous êtes au centre, vous êtes au cœur ». Ce fut le premier discours officiel d’un Pape qui ne contint pas de décret d’expulsion de l’Etat pontifical. Pourtant, à travers ce « sous certains aspects », le Pape démontra que le défi était encore en cours, non résolu, et malheureusement, il en est toujours ainsi.
Cristina Simonelli et Lilli Mandara
* * *
Giuseppina, la femme sinti, avant de mourir, m’a offert un châle de laine que je conserve encore. Un petit geste qui a une grande signification. Ce châle que Giuseppina portait m’a fait penser au manteau qu’Antoine l’ermite du désert reçut et laissa à son tour en héritage.