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Entretien avec le cardinal Pizzaballa patriarche de Jérusalem des Latins

La paix en Terre Sainte n’arrivera que par le bas

 La paix en Terre Sainte  n’arrivera que par le bas  FRA-018
02 mai 2024

«Lorsque nous nous sommes rencontrés en novembre pour une longue conversation, 30 jours après le début de la guerre à Gaza, nous n'imaginions certainement pas que nous nous retrouverions encore ici après 200 jours de guerre, et sans qu'une solution au conflit ait été mise au point entre-temps», a ainsi commencé le patriarche de Jérusalem, le cardinal Pierbattista Pizzaballa, rencontré dans le bâtiment du patriarcat à Jérusalem en marge de son discours pour la Journée de la Terre.

Dans cette longue interview, vous avez exprimé beaucoup de tristesse pour les événements qui se déroulaient, et beaucoup de déception pour les «ponts» qui semblaient s'être définitivement effondrés.

Malheureusement, peu de choses ont changé depuis: l'incertitude quant à l'issue de cette crise règne toujours en maître. Ce qui a changé, par rapport à ce qui pouvait sembler à l'époque un excès de pessimisme, c'est notre, quand je dis notre, je veux dire la mienne et celle de la communauté que je guide, redécouverte de la boussole de l'orientation et de la volonté de ne pas baisser les bras et de résister à la tragédie qui continue de se dérouler sous nos yeux, et qui touche directement un grand nombre de nos fidèles. A ce moment-là, nous avons été véritablement choqués. Je vis depuis 34 ans sur cette terre, qui est maintenant la mienne, et j'ai vu beaucoup de guerres, d'intifadas, d'affrontements, etc., mais je n'ai aucun doute: c'est l'épreuve la plus difficile que nous ayons eu à affronter. L'incertitude est maintenant de savoir combien de temps cette guerre va durer, et plus encore ce qui va se passer ensuite, car une chose est certaine: rien ne sera plus jamais comme avant. Et je ne parle pas seulement de politique; je pense à chacun d'entre nous. Cette guerre nous changera tous. Il faudra beaucoup de temps pour l'assimiler. Mais il est vrai aussi que les longs délais sont la normalité ici, la patience, pour le meilleur et pour le pire, ne manque pas. Sinon, il n'y aurait aucune explication à une guerre qui, sous différentes formes, dure depuis 76 ans.

Vous aussi, vous sentez que vous avez changé?

Absolument. Par exemple, je ressens, beaucoup plus que par le passé, la nécessité d'écouter. Savoir lire les temps à la lumière de l'Evangile est le devoir prioritaire d'un pasteur. Et cela ne peut se faire que par une écoute à 360 degrés. Aussi parce que je sens que mes fidèles, et pas seulement eux, ont besoin d'être écoutés. Chacun a sa propre histoire, sa propre douleur, sa propre souffrance et déplore de ne pas être assez écouté, compris, réconforté. Aujourd'hui plus que jamais, la première forme de charité est l'écoute. Je reviens de Galilée, d'une visite pastorale à Jaffa de Nazareth, où j'ai voulu rencontrer, outre les fidèles catholiques, les responsables locaux des autres religions. Ecouter leurs avis sans préjugés ne signifie pas les partager. Mais cela est très important, car si les gens voient que les chefs religieux se parlent, ils sont enclins à faire de même et à surmonter la méfiance. Pesssa'h a commencé et le ramadan vient de se terminer: les fêtes religieuses sont des occasions importantes pour se reconnaître et pour dialoguer. Nul besoin de grands discours, il suffit de partager un repas, un verre pour faire tomber les barrières qui nous séparent. Un repas ensemble peut faire plus qu'une conférence ou un document sur le dialogue interreligieux. Nous devons essayer de comprendre ce que nous avons en commun, plutôt que ce qui nous divise. Il est certain que nous avons en commun la douleur. Mais nous ne pouvons pas nous arrêter à la douleur. Ce qui est vraiment éprouvant pour tous aujourd’hui, c'est l'absence de perspectives. Il ne s'agit pas de faire des hypothèses abs-traites sur des scénarios futurs, mais de comprendre quels sont les éléments propres à nos identités. Et de déterminer comment ces identités peuvent coexister, voire s’imbriquer. Cela vaut pour tout le monde, mais aussi pour nous les chrétiens. Nous devons nous aussi repenser la manière dont nous habitons cette terre en tant que chrétiens. Sûrement en tant que témoins de l'histoire et de la géographie du Salut. Mais il y a aussi quelque chose de plus à comprendre, car être chrétien c'est d'abord un mode de vie fondé sur l'Evangile.

Pensez-vous que ce soit un engagement difficile?

Absolument. C'est un engagement difficile et surtout épuisant. C'est épuisant de s'interroger et de se confronter à la manière dont chacun d'entre nous a vécu cette période. Car la douleur a souvent tendance à être «égoïste»: tu ne peux pas comprendre la douleur que j'éprouve, ma douleur est toujours plus grande que la tienne. La difficulté consiste donc à faciliter cette confrontation en amenant chacun à reconnaître la douleur de l'autre. Soyons clairs, je ne dis pas cela par «angélisme» chrétien, mais simplement parce que je ne vois pas d'autre solution. Pouvons-nous sortir de ce drame d'une autre manière? Dans ce pays, par le passé, certains parmi les plus courageux ont tenté d'emprunter la voie politique de la paix. Mais il s'agissait toujours de tentatives qui partaient du haut vers le bas: accords, négociations, compromis. Elles ont toutes échoué lamentablement. Pensons à Oslo, par exemple. Le moment est donc venu d'inverser la tendance et d'entamer un chemin qui part plutôt du bas vers le haut. Je le répète: ce sera épuisant mais je ne vois pas d'autre solution.

Cette réflexion a-t-elle également un impact sur la lecture du conflit en Occident?

Certainement. Parce qu'en dehors de ce pays, c'est une lecture polarisée du conflit qui prévaut. En plus d'être dangereux, cela est extrêmement idiot, parce que les raisons du conflit sont très complexes et s'étalent sur des décennies. Parler du conflit israélo-palestinien avec l'esprit d'un derby de football est une erreur. Même en Occident, il est nécessaire de se parler, de se confronter, de se documenter. En plus, bien sûr, de prier avec insistance pour la paix.

Qu’en est-il de l'Eglise que vous guidez?

Nous avons nous aussi un grand besoin de dialoguer. Après le 7 octobre, il y a eu, et il y a toujours, des sen-sibilités différentes. Même des sen-sibilités radicalement différentes. Je ne pense pas que ce soit le moment de les synthétiser. Le moment est venu de les écouter, et d'en parler au sein des différentes sensibilités et positions qui ont émergé. Chacun doit analyser sincèrement et courageusement la cohérence de ses positions, et quels ont été les processus mentaux qui les ont induites. Pour cela, il faut du courage. Le courage d'admettre que nous aussi nous avons changé. Et de comprendre comment et pourquoi. C'est un processus qui ne peut se produire, comme nous l'enseigne saint François, qu'à travers une ouverture décisive de l'esprit et du cœur. L'esprit seul ne suffit pas. Et le cœur seul ne suffit pas. Ce n'est que dans une relation sincère avec l'autre que nous pouvons le mieux nous définir en vérité. Il s'agit évidemment d'un processus qui me concerne également. Personne ne peut avoir la prétention de rester le même. En ce sens, je crois qu'il faut aussi revoir le récit chrétien qui, comme je l'ai dit, ne peut renaître qu'à partir d'une prise de conscience de ce qui constitue vraiment notre identité, en partant toujours de la réalité, de l'expérience concrète, de la réalité de notre foi. Qui, dans sa quintessence, est l'espérance fondée sur l'expérience de la Résurrection. Nous pouvons également définir la constitution de notre identité en examinant notre riche histoire passée. Dans le passé, notre présence s'est concrétisée par la construction d'églises, d'écoles, d'hôpitaux. Aujourd'hui, nous ne sommes plus appelés à construire des établissements, mais des relations. Des relations avec nos «autres», sachant que nous sommes leurs «autres». Ceci au regard des autres religions, mais aussi au regard de la riche diversité de la communauté catholique en Terre sainte, en gardant à l'esprit le caractère arabo-chrétien comme élément irremplaçable.

Malgré leur petit nombre, les communautés chrétiennes restent une présence forte et de premier plan. Toute intervention publique est toujours examinée, discutée, voire critiquée, par les uns et les autres.

C'est vrai. Je n'y suis pas pour grand-chose. C'est peut-être précisément le fait que nous soyons une petite minorité, qui représente 2% ou 3% de la population, et que nous ne puissions de facto être enrôlés dans aucun camp, qui nous donne ce poids spécifique supérieur. Beaucoup dépend aussi du fait que, aussi peu nombreux que nous soyons, nous faisons néanmoins partie d'une institution mondiale dont le caractère principal est l'universalité. Il y a aussi le fait que nous soyons toujours du côté de ceux qui souffrent, ce qui nous permet de toucher tous ceux, une grande majorité, qui, indépendamment de leurs croyances religieuses, sont inspirés par les valeurs de l'humanisme. Et puis il y a le Pape François.

Comment ont été reçues les interventions du Pape François au cours de ces six mois en Terre sainte?

Les paroles du Pape François dans cette guerre ont eu beaucoup de poids jusqu'à présent. Même lorsqu'il a fait l'objet de critiques de part et d'autre, et peut-être précisément lors-qu'il a fait l'objet de critiques, il a exprimé la grande autorité dont il bénéficie. Ses appels répétés à la libération des otages et à un cessez-le-feu immédiat dans la bande de Gaza sont entrés avec force dans l'histoire de cette guerre. Je voudrais rappeler qu'aujourd'hui, beaucoup de gens demandent un cessez-le-feu, alors qu'en novembre, seule la voix courageuse et solitaire du Pape François le demandait.

C'est également vrai pour nos fidèles et pour les chrétiens de Gaza. Le soulagement apporté par les appels téléphoniques quasi-quotidiens du Pape a été énorme, et cela signifiait aussi beaucoup pour ceux qui, en dehors de Gaza, suivaient leur sort avec anxiété.

Quelle est la situation des chrétiens de Gaza d'après les informations dont vous disposez?

Hier, deux conteneurs remplis de nourriture sont arrivés et ils peuvent enfin manger quelque chose de plus nourrissant. La situation reste difficile en raison de la stabilité psychologique qui évidemment vacille après six mois enfermés dans les locaux de l'église. Chacun doit s'impliquer dans une activité pour le bien de toute la communauté, et c'est important parce que cela les distrait de leurs pen-sées, concentrées sur leur état actuel, les dangers qu'ils courent et le souvenir de ceux qui n'ont pas survécu. Il ne s'agit pas seulement de ceux qui ont été tués par les bombes et les armes à feu, mais aussi de ceux qui n'ont pas survécu au manque de médicaments et de soins. Il sont aujourd'hui un peu plus de 500 à vivre à l'intérieur de l'église. Certains, ces derniers jours, n'en pouvaient plus et, après avoir atteint Rafah, ont quitté la bande Gaza. Ils ont dû s'endetter lourdement pour partir. Le courage et le dévouement à Gaza sont émouvants, notamment l’exemple des trois religieuses de Mère Teresa, qui n'ont jamais cessé de s'occuper des enfants handicapés. J'espère que nous pourrons bientôt rejoindre ces frères et sœurs et leur apporter personnellement l'aide dont ils ont besoin.

Quels ont été les moments les plus difficiles au cours de ces 200 jours?

Certainement les premiers. Nous étions sous le choc, je n'arrivais pas à déterminer ce qui devait être ma priorité, parce qu'au début nous ne pouvions même pas comprendre la véritable ampleur des événements, l'énorme tragédie à laquelle nous étions confrontés. Et puis, la période de Noël. La privation de la joie de Noël, de la fête du Christ né pour apporter la paix, a été terrible pour nos chrétiens. Surtout pour les plus petits. Les images de la désolation de Bethléem à Noël ne seront pas oubliées de sitôt. Je ne nie rien de ce qui a été fait. Les erreurs font aussi partie de la réalité. Dans un évènement aussi complexe, il est impossible de ne pas faire d'erreurs. Mais je pense pouvoir affirmer que notre position a toujours été très claire, transparente et honnête.

Avez-vous connu des moments de solitude au cours de ces mois?

La prière est d’un grand secours pour la solitude, car elle permet de sentir la présence permanente du Seigneur. Mais je serais malhonnête si je disais non. Bien sûr, la solitude est inévitable quand on a des responsabilités, et surtout quand elles affectent aussi la vie des gens qui nous entourent et de ceux que nous aimons. Mais la solitude a aussi un avantage, celui de préserver une position de liberté. J'apprécie le don de l'amitié de beaucoup, mais un certain détachement me permet de ne pas être influencé émotionnellement dans mes décisions. Là encore, c'est un style que j'ai appris par les enseignements de saint François.

La relation constante que vous avez entretenue avec le Pape François au cours de ces derniers mois a-t-elle contribué à atténuer cette solitude liée à la responsabilité?

Absolument. Non seulement les chrétiens de Gaza, mais aussi le patriarche a bénéficié de la collaboration active du Pape. Je suis de Bergame, en Italie, où les gens sont d’habitude peu loquaces, mais je sens que je dois le remercier du fond du cœur pour son soutien et pour la confiance qu'il m'a exprimée. Ce n'est pas seulement une proximité de paroles et d'affection que le Pape François a voulu transmettre à nos communautés, mais aussi une aide concrète qui nous est parvenue directement, notamment avec les visites des cardinaux Krajewski et Filoni, et ces derniers jours du cardinal Dolan.

La priorité actuelle est certainement la fin de la guerre. Mais après cela, une phase encore plus difficile s'ouvrira, à la fois à Gaza, mais aussi en Palestine et en Israël.

Oui. L'après-guerre sera très difficile. En attendant, j'espère que ceux qui ont quitté Gaza pourront, et voudront, revenir. La reconstruction de Gaza prendra des décennies. Il ne reste plus rien: maisons, routes, infrastructures. Un énorme effort international sera nécessaire. Il est inconcevable que des gens dorment sous une tente pendant des années. Mais je crois que, plus généralement, tout sera à reconstruire non seulement là-bas, mais aussi en Palestine et en Israël. Il faut vraiment mettre un point final à ce conflit et repartir sur des bases nouvelles et différentes du passé. En attendant, je pense que tout ce qui s'est passé au cours des six derniers mois a clairement démontré le caractère inéluctable de la solution à «deux Etats». Il n'y a pas d'autre alternative aux deux Etats que la poursuite de la guerre. Mais les deux Etats doivent changer de l'intérieur, ils doivent se repenser. Les deux sociétés, qui ont changé radicalement et rapidement ces dernières années, doivent avoir le courage de repenser leur propre mode de vie. Ce ne sera pas facile, car elles présentent un degré élevé d'hétérogénéité, elles ont de multiples facettes. Elles doivent se doter d'un nouvel horizon de valeurs, car elles ne peuvent pas avoir pour seul ciment social celui de se défendre contre l'ennemi. Si elles ne le font pas, elles mettront gravement en péril leur avenir. Certes, la situation n'est pas bonne partout dans le monde, dans de nombreux pays nous -voyons une fragmentation des intérêts, une croissance de l'égoïsme social, un délire de pouvoir et de domination qui génère des conflits. Cela n'aide certainement pas. On m'accusera peut-être d'être partisan, mais dans la direction opposée, je n'entends aujourd'hui que la voix du Pape François.

En ce sens, le patriarche que vous êtes joue aussi une fonction de relations avec les institutions des deux camps, un rôle politique.

Cela dépend de ce que vous entendez par rôle politique. L'Eglise ne -joue pas un rôle de médiateur, cela ne fait pas partie de ses fonctions et de ses compétences. Mais elle peut jouer un rôle de facilitateur. Faciliter le dialogue et la reconnaissance mutuelle, nous le faisons d'abord et avant tout dans la société, et aussi entre les institutions en tant qu'expressions des sociétés.

Roberto Cetera